Le projet de loi 59 : une attaque contre les travailleurs québécois
Le projet de loi 59 a été dévoilé le 27 octobre dernier par la ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, Jean Boulet. Depuis le 18 janvier se tiennent des consultations parlementaires sur invitation pour revoir son contenu imposant. Il s’agit d’une réforme majeure du code du travail ayant la prétention de « moderniser » le régime de santé et de sécurité du travail datant de 1979. Il aura un impact important sur les régimes de prévention et de réparation des lésions professionnelles au Québec. Et cet impact s’annonce dévastateur pour les travailleurs.
Le projet de loi est volumineux. Il comporte 293 articles. En bref, il contribue au renforcement de la mainmise de la bourgeoisie sur la santé et la sécurité du travail. Par conséquent, il entraîne l’amenuisement des droits des travailleurs accidentés ou malades. Il vise la modification de deux lois :
1) la Loi sur la santé et la sécurité du travail (LSST);
2) la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP).
Ces deux lois veillent, respectivement, à la prévention des accidents et des maladies dans les milieux de travail, ainsi qu’à la réparation des lésions professionnelles lorsque la prévention faillit à sa tâche.
Alors que ce projet de loi favorise le patronat, il a été qualifié de « retour en arrière » par l’Union des travailleurs accidentés et de « grave recul pour la santé des travailleurs » par Daniel Boyer, président de la FTQ. « Ce qui est sur la table met clairement en danger la santé et la sécurité des travailleurs et des travailleuses », a fait valoir M. Boyer par voie de communiqué. La CSN parle de perte « d’acquis historiques ». Même son de cloche du côté de la CSD et de la FIQ. Depuis le mercredi 20 janvier dernier, la mobilisation et les campagnes de dénonciation se multiplient partout dans le mouvement ouvrier de la province.
Des entorses à la Loi sur la santé et la sécurité du travail (LSST)
Depuis son adoption il y a quarante-deux ans, les syndicats demandent que l’entièreté des mécanismes de prévention prévus par la LSST s’applique à l’ensemble des secteurs d’activité économique, car bien qu’ils soient différents, il y des risques dans tous les milieux de travail. Ces mécanismes sont au nombre de quatre et se déclinent ainsi :
1) un programme de prévention;
2) un programme de santé spécifique à l’établissement;
3) un comité paritaire de santé et de sécurité;
4) un représentant à la prévention désigné par les travailleurs.
À l’origine, la LSST prévoyait six groupes (comportant chacun 5 à 7 secteurs d’activité économique) dont seulement deux bénéficiaient d’une couverture par les quatre mécanismes de prévention prévus par la loi, ce qui représente environ 20% des travailleurs (Groupe prioritaire I : bâtiment et travaux publics, industrie chimique, forêt et scieries, mines, carrières et puits de pétrole, fabrication de produits en métal; Groupe prioritaire II : industrie du bois sans scierie, industrie du caoutchouc et des produits en matière plastique, fabrication d’équipement de transport, première transformation des métaux, fabrication des produits minéraux non métalliques). Le projet de loi 59, lui, prétend répondre à la revendication des syndicats en prévoyant que toutes les entreprises de 20 travailleurs et plus seront assujetties aux quatre mécanismes de prévention, soit 94% des travailleurs. Il abolit les groupes prioritaires et non prioritaires. Mais ce que le ministre ne dit pas, c’est que derrière cette initiative se cache l’affaiblissement général des mécanismes de prévention.
D’abord, selon le projet de loi sur la table, le programme de santé (élaboré par un médecin désigné par le comité paritaire de santé et de sécurité, et approuvé par ce même comité paritaire) disparaîtra. Il sera supposément englobé par le programme de prévention (élaboré par l’employeur). Autrement dit, ce sera l’employeur qui nommera le médecin contribuant à son programme. Les travailleurs n’auront plus leur mot à dire, pas même un droit de regard.
Ensuite, le temps libéré pour les comités paritaires de santé et de sécurité de même que pour les représentants à la prévention sera prescrit en fonction du niveau de risque associé au secteur d’activité de l’entreprise (faible, moyen ou élevé). Enfin, le niveau de risque associé à un secteur est jugé selon la performance de ces secteurs dans les dernières années, ce qui donnera lieu à des incongruités. Par exemple, une usine d’explosifs sera, selon le projet de loi, considérée comme un milieu à faible risque. Pourtant, c’est parce que cette usine s’est trouvée dans un groupe prioritaire pendant 40 ans qu’il y a eu d’importants efforts de prévention dans l’industrie chimique, ce qui a porté fruit. Or, s’il y a peu d’accidents dans ce secteur d’activité économique, avec le projet de loi 59 qui entraînera une réduction de la prévention, les accidents seront en hausse. Voilà qui a fait dire à Daniel Boyer, président de la FTQ, qu’on « travaille à l’envers ». En d’autres mots, le projet de loi concourt à défaire les mesures prises dans les milieux de travail les plus dangereux. Par exemple, dans le secteur de l’extraction minière au Québec, avant d’introduire les dispositions de prévention des accidents et des maladies professionnelles, on enregistrait environ 20 décès de mineurs par année. En désignant ce secteur prioritaire, on y a introduit l’ensemble des mécanismes de prévention pour en arriver à un ou deux décès par année aujourd’hui, ce qui est encore trop, mais mieux qu’avant. Comble de l’absurde, là où les mécanismes de prévention ont fait leurs preuves, on va desserrer la vis. Par ailleurs, selon cette échelle de niveaux de risque, le secteur des services médicaux et sociaux représente un faible risque de lésions professionnelles. Il n’y aura donc pas beaucoup de temps dégagé pour que puissent être développés des protocoles de prévention des lésions dans un hôpital, ce qui maintiendra les travailleurs de la santé à risque, comme ils le sont déjà en étant dans le Groupe non prioritaire VI. Pourtant, le nombre de réclamations d’indemnisation dans ce secteur est très élevé et s’accroît en contexte de pandémie de COVID-19. Il n’y a donc aucun rehaussement des conditions de travail à l’horizon. Au fond, 63% des travailleurs se trouveront dans un secteur considéré comme étant à faible risque, ce qui amenuisera beaucoup les moyens d’agir des représentants et des comités paritaires se penchant sur la prévention dans les milieux de travail.
La Loi sur les accidents et les maladies du travail (LATMP) torpillée
En matière de réparation des lésions professionnelles, les droits des travailleurs, en cas d’accidents ou de maladies du travail, sont attaqués de toutes parts. Le projet de loi 59 annonce l’abolition de la liste des maladies professionnelles; l’introduction de critères supplémentaires pour faire reconnaître des maladies professionnelles courantes; l’abolition du droit à la réadaptation physique; la possibilité pour la CNESST d’imposer des mesures incontestables de réadaptation professionnelle (travail forcé prématurément) en période de traitements médicaux; l’affaiblissement du rôle prépondérant du médecin traitant au profit du médecin de la CNESST; la restriction du droit à l’assistance médicale (médicaments, orthèses, prothèses, traitements); l’abolition des présomptions d’invalidité des travailleurs âgés de 55 ans et plus au moment d’une maladie professionnelle ou de 60 ans et plus au moment d’un accident de travail; la limitation du pouvoir des tribunaux sur la notion d’emploi convenable; le maintien des mesures discriminatoires envers les travailleuses domestiques; la complexification des démarches pour faire des réclamations; le resserrement de l’admissibilité au retrait préventif pour les travailleuses enceintes exposées à des dangers sur leur lieu de travail (un droit entièrement financé par les cotisations patronales à la CNESST); etc.
En somme, l’admissibilité à l’indemnisation s’en trouvera grandement réduite, les considérations médicales céderont leur place aux intérêts des employeurs, la qualité des traitements sera atrophiée, le droit à une vraie réadaptation professionnelle sera bafoué, la santé des travailleurs s’en trouvera davantage mise à risque, les travailleurs devront débourser plus de leur poche pour obtenir des traitements adéquats, les travailleurs plus âgés, malades ou blessés seront forcés de se trouver un emploi malgré leur incapacité, et finalement, les décisions de la CNESST seront encore plus difficiles à contester.
Toutes ces entraves méritent un examen approfondi. Pour n’en traiter que d’une, examinons l’abolition de la liste des maladies professionnelles. Cette dernière n’avait pas été modifiée depuis 1985, année d’adoption de la LATMP, complémentaire à la LSST (1979), et ce, malgré l’émergence de nouvelles maladies associées à de nouveaux milieux de travail, et aussi malgré le développement des connaissances médicales (épicondylite, syndrome du tunnel carpien, maladie de Parkinson causée par l’exposition aux pesticides, etc.).
Le principe de cette courte liste réside dans le fait que si un travailleur dépose une réclamation pour une maladie inscrite à l’annexe 1 de la loi, sa démarche de réclamation s’en trouve facilitée par une présomption légale qui l’exempte de faire la preuve que c’est le travail qui a causé sa maladie (p.ex. : amiantose, tendinite, etc.). Malgré les inconsistances et les insuffisances de cette liste, elle protégeait un certain nombre de travailleurs. Aujourd’hui, on veut faire pire : le ministre Boulet projette de tout simplement supprimer la liste pour la remplacer par un règlement que la CNESST pourra modifier à sa guise. Depuis 35 ans, la CNESST bénéficie d’un article prévu dans la loi, article lui donnant le pouvoir d’ajouter des maladies reconnues à l’annexe 1, ce qu’elle n’a jamais fait. Les travailleurs savent où loge la CNESST et ne s’attendent pas à une bonification de la liste, mais bien à une dégradation. Le projet de loi est d’ailleurs très clair là-dessus : il prévoit que la CNESST pourra retirer des maladies ou encore ajouter des conditions pour rendre plus difficile la reconnaissance de certaines maladies (p. ex. : cancer associé à la fumée d’incendie, surdité professionnelle, tendinite – ces deux dernières maladies occupant les deux premiers rangs des lésions acceptées par la CNESST chaque année).
L’admissibilité de bien des cancers à la CNESST est déjà hors d’atteinte. L’annexe 1 ne prévoit d’ailleurs que ceux causés par la fibre d’amiante. Mais avec la réforme, il sera encore plus difficile pour les victimes de faire reconnaître le lien entre leur cancer et l’agent cancérigène présent dans leur milieu de travail. D’ailleurs, on dénombre 71 agents chimiques dans les milieux de travail au Québec, agents susceptibles d’être cancérigènes pour l’humain. Certaines études ciblent le travail comme étant responsable de 1 800 à 3 000 cancers dépistés chaque année dans la province. Des chercheurs estiment aussi qu’entre 1 070 et 1 700 travailleurs meurent d’un cancer professionnel chaque année au Québec sans que cela ne soit reconnu par le ministère et la CNESST.
Des économies sur le dos des travailleurs
Selon les données très restrictives et limitées de la CNESST, chaque jour, plus de 250 travailleurs subissent un accident de travail. Le nombre de lésions professionnelles est passé de 87 618 en 2015 à 103 406 en 2018. Cette même année, 226 travailleurs sont décédés d’une lésion professionnelle. On a aussi recensé 9 millions de jours d’absence liés à une lésion professionnelle, soit l’équivalent de 36 000 travailleurs à temps complet pendant un an.
La bourgeoisie tire habilement la couverture de son bord en cherchant à réduire les dépenses en matière d’indemnisation. La manœuvre vicieuse prend des allures de grande modernisation d’un régime poussiéreux alors qu’il n’en et rien.
Le gouvernement dit que le régime coûte très cher : 2,2 milliards de dollars en 2018 et des coûts indirects atteignant les 4 milliards de dollars. Le gouvernement a donc décidé de réduire les moyens consacrés à la prévention et d’enlever des droits aux travailleurs accidentés et aux victimes de maladies professionnelles.
Le gouvernement à Québec est majoritaire. Tout pointe pour que le projet de loi soit adopté, moyennant certaines modifications au sortir des consultations. Le mouvements ouvrier va poursuivre son combat pour maintenir ses acquis, mais force est de constater que la tendance est au bras de fer avec la bourgeoisie. Toute la classe dominante mène un assaut contre l’ensemble des travailleurs en leur proposant le minimum qui puisse les garder en santé. C’est aussi dans cet esprit que le gouvernement ne prend pas toutes les mesures nécessaires pour mettre les travailleurs à l’abri de la pandémie de COVID-19. Ultimement, c’est la lutte pour le pouvoir ouvrier qui renversera la vapeur.