Afghanistan : les États-Unis changent leur fusil d’épaule et négocient avec les Talibans
Les négociations de paix qui ont débuté en 2019 entre les États-Unis et les Talibans constituent un événement des plus révélateurs pour l’analyse du fonctionnement de l’impérialisme qui sévit partout dans le monde. Ces négociations sont surprenantes considérant qu’elles vont à contresens des dix-neuf ans d’occupation militaire de l’Afghanistan. Mises bout à bout, les actions américaines dans la région sont certes déconcertantes. Mais il faut savoir qu’une entité économique comme les États-unis a plus d’un tour dans son sac pour maintenir sa domination. La souplesse tactique est donc de mise pour servir les intérêts économiques et politiques à long-terme du capital américain, ce qui peut expliquer le parcours en zigzag de la politique étrangère américaine en Afghanistan.
Voici, dans ses grandes lignes, l’historique de l’intervention américaine en Afghanistan au cours des dernières décennies :
1. Les États-Unis ont eux-mêmes armé et formé des seigneurs de guerre – des chefs féodaux et tribaux – durant les années 1980 dans leurs lutte contre l’Union soviétique tout en encourageant les conceptions féodales de guerres saintes;
2. Les États-Unis ont eux-mêmes choisi de favoriser l’ascension des Talibans – un groupe alors mineur dans le magma de forces armées et insurgées en Afghanistan (les fameux Moudjahidines), voire un groupe carrément insignifiant – sur la base de leur docilité apparente, et ce, afin d’obtenir une stabilité politique dans ce pays, ce qui, à terme, a conduit à porter les Talibans au pouvoir;
3. Les États-Unis ont ensuite déclenché une guerre contre les Talibans lorsque ceux-ci sont devenus insubordonnés, notamment lorsque le réseau Al-Qaïda – un sous-produit des interventions et du financement américains dans la région – a choisi de mordre la main qui le nourrissait;
4. Aujourd’hui, après avoir renversé le régime taliban anciennement à la tête de l’État afghan, après avoir mis en place un nouveau gouvernement fantoche et après avoir occupé militairement le territoire afghan pendant près de deux décennies, contre toutes attentes, les Américains s’assoient à la table de négociation avec les Talibans.
En fait, les politiques appliquées par les États-unis ne sont que la traduction des intérêts passagers du grand capital américain et des intérêts généraux de l’entité économique nationale américaine dans l’arène mondiale. Plus de trente-sept millions d’Afghans ont été plongés dans une guerre infâme et sans merci. Aujourd’hui, sans leur fournir d’explications, l’envahisseur américain négocie avec ceux qu’il avait pourtant juré de tasser définitivement du pouvoir. À vrai dire, outre la volonté de répliquer aux attaques du 11 septembre 2001, les États-Unis ont envahi l’Afghanistan pour mater un gouvernement conjoncturellement trop difficile à gérer et pour conserver des avantages géostratégiques et pétroliers dans la région.
S’il y a de l’argent à faire, les ennemis d’hier sont les amis de demain
Durant près de deux décennies, les impérialistes américains – avec comme porte-voix l’ensemble des politiciens et de la presse d’Amérique du Nord – ont présenté les Talibans comme de véritables fous furieux, comme des êtres incarnant le « mal absolu » et avec lesquels aucune discussion n’était possible. Désormais, parce que les intérêts de l’envahisseur américain se sont développés et actualisés, le discours est celui du respect des adversaires de longue date. Les objectifs américains du début du millénaire sont dépassés; Al-Qaïda n’est plus; l’occupation américaine en Afghanistan est de plus en plus coûteuse et peu avantageuse… Il est à noter que les Talibans forment un groupe qui défend des intérêts fondamentalement contraires aux intérêts réels et à long terme du peuple afghan malgré qu’ils forment aussi un groupe qui canalise une volonté généralisée dans la population de résister et de combattre l’occupation par tous les moyens.
À travers tout le brouillard entretenu par les États-Unis et leurs alliés, il est difficile pour les observateurs étrangers non-initiés aux particularités locales et nationales de saisir exactement qui sont les Talibans ou encore quels sont leurs liens avec Al-Qaïda. Les Talibans tiennent leur nom de talib qui veut dire « étudiant ». En effet, l’organisation a pris racine chez les premiers militants des écoles traditionnelles islamistes en Afghanistan et au Pakistan. Les Talibans sont issus du nationalisme pachtoune (les Pachtounes représentant un peu moins de la moitié de la population afghane) ainsi que des courants islamistes sunnites. La montée des Talibans vers le pouvoir, organisée et financée par les Américains aux suites du retrait des forces armées soviétiques en 1989, s’est déroulée dans le désordre et le chaos. S’en est suivi, pendant sept ans, des guerres intestines entre les seigneurs de guerre et les anciens généraux moudjahidines, ce qui a pavé la voie pour la prise de Kaboul en 1996 par les Talibans. La formation des Talibans a notamment été réalisée par l’intermédiaire des services de renseignements pakistanais (ISI). Pour sa part, Al-Qaïda a été fondé en 1988 par Oussama ben Laden. L’organisation tient son nom de la base militaire du même nom. C’est d’ailleurs en ce lieu que tous les cadres de l’organisation ont suivi leur entraînement sous la direction de la CIA et de l’ISI. Les Talibans et Al-Qaïda constituent deux organisations distinctes, mais elles sont toutes deux un produit de la lutte de libération afghane des années 1980 et du financement impérialiste américain.
Une occupation militaire qui a fait obstacle à la libération nationale
C’est le 7 octobre 2001 que les États-Unis envahissaient l’Afghanistan. L’on prétendait que l’invasion militaire servait à débusquer ben Laden que l’Afghanistan ne leur avait pas remis. Notons que seulement 26 jours se sont écoulés entre les attentats du 11 septembre menées par Al-Qaïda et le déclenchement de l’opération Enduring Freedom. C’était l’amorce de l’occupation militaire la plus longue de notre époque et l’une des plus dévastatrices : 31 000 civils massacrés (officiellement répertoriés) et des dégâts irréparables pour toute la population afghane. Au plus fort de l’occupation, 150 000 soldats étrangers (dont 100 000 américains) ont été déployés alors que l’État afghan était pratiquement rendu inopérable et que les forces de police locales avaient disparu. Aujourd’hui encore, l’on compte près de 8 000 soldats américains lourdement armés et répartis dans six bases militaires stratégiquement réparties sur le territoire afghan, notamment près de Kaboul et de Kandahar, les deux plus grandes villes du pays, sans compter les forces de sécurité nationales afghanes rassemblant près de 174 000 soldats et 116 000 policiers formés et entraînés par les Américains grâce à la collaboration des classes dominantes afghanes à la solde des intérêts étrangers.
Le peuple afghan n’en est pas à son premier défi historique. Il a mené des luttes contre l’Angleterre coloniale et l’Empire Tsariste au début du 19e siècle. L’Afghanistan débouche sur l’Asie centrale et la péninsule indienne, ce qui est profitable pour le commerce. La première occupation de l’Afghanistan a débuté en 1839 avec la prise de la capitale Kaboul par les Britanniques cherchant à barrer la route à l’empire russe, ce qui a déclenché trois guerres d’indépendance nationale afghanes (de 1839 à 1842, de 1878 à 1880, et en 1919, alors que l’Afghanistan obtenait son indépendance formelle de l’Angleterre). Cependant, le pays est demeuré une colonie dominée économiquement et politiquement par les intérêts étrangers. La Révolution d’Octobre en Russie et la fin de la Première Guerre mondiale ont toutefois donné naissance à une période d’effervescence et de bouleversements en en Asie centrale et au Moyen-Orient, de la péninsule arabique à la Turquie.
L’Afghanistan a de nouveau été occupée militairement lorsque les nouveaux capitalistes ayant repris le pouvoir en Russie après la défaite des communistes ont envahi le pays (1979 à 1989). S’en sont suivies cinq années de guerre civile (1991-1996). L’ignoble invasion de l’Afghanistan par l’URSS – alors retombé dans les mains des classes dominantes russes – a eu un coût politique terrible, soit celui d’assimiler à tort les communistes aux ennemis du peuple afghan. Encore aujourd’hui, les Afghans véritablement communistes portent injustement ce stigma. La confusion provoquée par la résurgence du capitalisme en URSS et le poids historique des occupations étrangères en Afghanistan rendent malheureusement encore plus difficile le déploiement d’un mouvement communiste dans ce pays et donc, l’organisation de la révolution à l’échelle nationale. En 2006, le mouvement communiste au Népal a connu un sort similaire lors de la trahison des principaux dirigeants de la révolution népalaise. La défaite historique des partisans du socialisme en Chine (à la mort de Mao Zedong en 1976) de même que la persistance des dirigeants de la Chine à se réclamer du Parti communiste chinois a aussi provoqué un désaveu envers le communisme à l’échelle nationale et internationale. Pour revenir à l’Afghanistan, rappelons que les Américains ont joué sur cette corde en se présentant comme des « sauveurs » voulant extirper le peuple afghan des griffes des « communistes » soviétiques en finançant l’armement et la formation des chefs féodaux et tribaux.
Dans quel état sera l’Afghanistan lorsque les militaires américains se retireront?
Déjà en 2014, après avoir intensifié l’agression militaire du pays en triplant le nombre de soldats américains sur place (le faisant passer à 100 000 en 2011), le président Barrack Obama annonçait la volonté des États-Unis de se retirer d’Afghanistan. Depuis, lentement, les troupes ont diminué en nombre. Il aura donc fallu cinq autres années avant que les négociations de paix ne débutent. Elles ont d’ailleurs débouché sur un premier accord historique en 2020 qui prévoyait le retrait complet des troupes américaines et de leurs alliés de l’OTAN, la fin des sanctions économiques contre les Talibans, la promesse des Talibans de n’entretenir aucun lien avec Al-Qaïda (et d’empêcher cette organisation de mener des opérations dans les zones contrôlées par les Talibans), de même que la promesse des Talibans de s’entendre pacifiquement avec le gouvernement officiellement mis en place. Bien entendu, la fin de l’occupation militaire formelle n’a pu s’entamer qu’à condition que l’envahisseur parvienne à ses objectifs, notamment celui d’intégrer les Talibans à la machine d’État au service des intérêts américains, machine qui a été développée au cours des deux dernières décennies.
Une partie des Talibans ayant été au pouvoir entre 1996 et 2001 s’était déjà rangée derrière le processus de collaboration avec les Américains, tout comme l’ont fait le gouvernement d’Hamid Karzai (de 2002 à 2014) et celui d’Ashraf Ghani actuellement au pouvoir. Certains ont fini par intégrer le nouveau pouvoir rebaptisé République islamiste de l’Afghanistan sous la volonté des Américains (masquant ainsi leurs intérêts impérialistes par des sonorités religieuses). D’autres dirigeants talibans ont refusé de collaborer avec les Américains. Ils sont donc passés dans la clandestinité et ont organisé la lutte armée, comme dans le cas de Mullah Omar (fondateur et chef général de l’organisation, mort en 2013), et dans celui de Mullah Gani Baradar (cofondateur et bras droit d’Omar). Pourtant, c’est Baradar qui a dirigé les récentes négociations de paix qui ont eu lieu au Qatar, là où les Talibans ont un bureau publique.
Bien que des escarmouches armées aient repris et que des échanges de prisonniers n’aient pas eu lieu comme prévu, il semble inévitable que l’occupation militaire prendra fin, du moins, dans la forme ouverte qu’elle a prise jusqu’à aujourd’hui. Le compte à rebours a donc commencé pour l’impérialisme américain qui tente d’obtenir le plus de gains possible avant de tirer sa révérence. En 2001, George W. Bush finançait déjà à hauteur de 40 millions de dollars le gouvernement des Talibans. Après dix-neuf ans de guerre et de chaos, voilà qu’encore, les Américains trouvent le moyen de conserver leur influence dans la région. Les masses populaires afghanes ont beaucoup souffert de l’occupation américaine qui a tristement marqué les deux dernières décennies. Après 181 ans de lutte et de résistance depuis la prise de Kaboul en 1839, la libération nationale et l’instauration d’une nouvelle démocratie populaire reste une tâche à compléter en Afghanistan. L’ennemi est coriace, car c’est une nécessité pour les classes dominantes et les grandes puissances économiques mondiales que de s’approprier les marchés, les territoires et les ressources. Ne perdons pas de vue que la course au profit qui donne lieu à des affrontements entre des adversaires internationaux demeure la plus grande menace pour la grande majorité de l’humanité.