L’affrontement entre le Canada et les États-Unis sur les exportations d’aluminium

Le 6 août dernier, les États-Unis ont annoncé leur intention de soumettre l’aluminium primaire canadien à de nouveaux tarifs douaniers. La réaction du gouvernement du Canada à cette annonce a été immédiate : on promettait une riposte. Un tel événement suscite des questions en ce qui a trait à ces deux impérialistes nord-américains. Est-ce un évènement significatif ou plutôt mineur et passager, propre à la vie politique et économique de la société capitaliste, société porteuse d’une diplomatie complexe et en constante mutation? Plus largement, quel est l’avenir des relations économiques entre le Canada et les États-Unis, ces deux grands alliés depuis la Deuxième Guerre mondiale? La position de l’impérialisme américain sur l’échiquier mondial a-t-elle tellement reculé qu’elle force un durcissement de ses relations internationales, et ce, même avec ses anciens partenaires?

À propos des nouveaux tarifs douaniers, voici ce que Donald Trump scandait à propos de ses relations commerciales avec son voisin du Nord : « Le Canada profite de nous, comme à l’habitude. » Les tarifs de 10% sur l’exportation de l’aluminium primaire en provenance du Canada vers les États-Unis sont donc entrés en vigueur le 16 août. Quant à lui, l’État canadien, moins corrosif en paroles, mais tout aussi ferme que son homologue américain dans ses intentions, promettait une réplique aux tarifs douaniers américains. Pour justifier les mesures qu’il s’apprête à prendre, le Canada invoque l’article 232 de la déclaration conjointe du Canada et des États-Unis sur l’application de droits sur l’acier et l’aluminium. Ainsi, le gouvernement canadien entend, d’après les dispositions de cette déclaration, imposer des surtaxes sur les importations d’aluminium et de produits qui contiennent de l’aluminium provenant des États-Unis, et ce, pour un montant proportionnel au montant de produits d’aluminium canadiens qui sont maintenant affectés par les tarifs américains. En fait, la bourgeoisie et ses représentants partout au pays, et en particulier au Québec où la majorité des alumineries canadiennes sont situées, ont unanimement dénoncé la décision des États-Unis et encouragé une réponse de la part du gouvernement du Canada. Les tarifs canadiens devraient donc entrer en vigueur un mois plus tard jour pour jour, soit le 16 septembre. L’État canadien a mis en place une consultation publique pour déterminer les produits américains qui feront l’objet de taxes. Ces produits coûteront donc plus cher aux consommateurs et aux différents manufacturiers. Dans la liste des marchandises susceptibles d’être taxées proposée par le gouvernement canadien, l’on retrouve des produits tels que des réfrigérateurs domestiques, des machines à laver, des bicyclettes, des meubles en métal, des matériaux de construction préfabriqués, des articles de sports, etc. L’on retrouve aussi une grande quantité de produits d’aluminium transformé non-finis comme l’oxyde d’aluminium, des scories d’aluminium, de l’hydroxyde d’aluminium, du fluorure d’aluminium, de l’aluminium sous forme brute, des déchets, des débris et des poudres d’aluminium, du fil, des tôles, des feuilles, des bandes, des tubes et des tuyaux d’aluminium, etc. En fait, une telle opération de consultation publique, même si elle est présentée comme une grande opération citoyenne, est avant tout la forme que prend l’organisation de la riposte nationale des différentes branches d’industries aux tarifs douaniers. Ce sont, par exemple, les sociétés et les associations industrielles canadiennes qui sont consultées et qui se retrouvent au cœur de la préparation du plan de bataille sur la question de l’aluminium. Si la hausse qui s’appliquera sur les électroménagers représentera une somme considérable pour les travailleurs qui les consomment, elle sera aussi considérable pour le capital industriel canadien actuellement engagé dans l’achat d’aluminium transformé en provenance des États-Unis.

Surproduction et tensions accumulées
À l’origine de cette échauffourée se cachent 1) les conditions particulières entourant l’économie et la production à la suite de la crise de la COVID-19 ainsi que 2) les accrochages qui ont marqué la renégociation de l’ALENA. Il faut savoir qu’en mai et juin 2020, les producteurs canadiens ont été incapables de stopper complètement leur production d’aluminium, et ce, même si les clients habituels étaient paralysés par la pandémie. Même vendu à crédit avantageux, les acheteurs n’étaient pas au rendez-vous pendant cette période, leurs propres procès de production étant arrêtés et leurs stocks étant inutilisés. De leur côté, les alumineries, comme bien d’autres branches d’industries lourdes telles que l’extraction pétrolière, ne peuvent pas arrêter facilement la production du jour au lendemain. La situation a donc forcé les industriels à se rabattre sur la fabrication d’une forme d’aluminium générique en plus grande quantité qu’à l’habitude et à l’expédier dans des entrepôts aux États-Unis, ce qui a suscité une vive plainte généralisée des producteurs américains accusant le Canada d’envahir leur marché intérieur.

Le Canada et les États-Unis n’est sont pas à leur première friction. On n’a qu’à penser aux producteurs de lait et au principe de gestion de l’offre qui a été dénoncé par les États-Unis comme une pratique déloyale de la part du Canada. Le voisin du Sud a aussi décrié le financement public de Bombardier, présenté comme une pratique illégale et non concurrentielle engageant des pertes énormes pour le géant américain Boeing. Plus largement, les intentions et actions sur le long-terme entourant la production nationale de pétrole au Canada et aux États-Unis alimentent la concurrence. Les deux joueurs ont grandement développé leurs capacités indépendantes et nationales à produire du pétrole de telle sorte qu’aujourd’hui, la bourgeoisie canadienne lutte pour acheminer à faible coût le pétrole vers d’autres marchés. En ce sens, l’ensemble de la renégociation de l’ALENA a été houleuse. L’entente actuelle est loin d’avoir réalisé le même mariage d’intérêts que lors de la ratification du premier accord de libre-échange entre les deux pays. De tels affrontements ne font que démontrer à quel point les relations internationales dans le monde actuel ne sont que la manifestation des intérêts économiques nationaux. Lorsque les intérêts communs s’alignent suffisamment et durablement, des alliances durables ou temporaires voient le jour et sont parfois formalisées. Lorsque les intérêts à la base de telles alliances sont en mouvement et se modifient substantiellement, cela donne lieu à de multiples luttes qui mènent à une renégociation des ententes entre les alliés désormais adversaires. Bien entendu, les affrontements entre le Canada et les États-Unis sont encore de petite ampleur et ne sont absolument pas comparables à ceux qui ont cours avec la Chine. Cependant, il est intéressant d’examiner ces tendances, leurs origines, les formes d’entraves économiques et de guerres commerciales qui ont cours entre les bourgeoisies nationales, leur évolution et les lois sous-jacentes à de tels phénomènes. Comment se produit la montée aux extrêmes dans de tels affrontements? Comment un adversaire dans cette course en arrive-t-il à abandonner ou à tirer son épingle du jeu? Quelles industries sont plus névralgiques dans ces affrontements au niveau des taxes et des tarifs à la hausse? Quelles sont les relations de ces secteurs avec le reste du capital national? Qui a le plus à perdre et par quel mécanisme? De quelle façon ces affrontements ont-il un impact sur la plus-value, la marge bénéficiaire, etc.?

L’aluminium et la métallurgie au cœur de l’industrie lourde et des capacités nationales
L’aluminium, comme l’ensemble de la métallurgie et de la sidérurgie (la production de l’acier), sont au cœur des capacités productives nationales et de ce que l’on appelle l’industrie lourde. En dehors des ressources naturelles disponibles sur le territoire – et ce, si un contrôle national autonome est possible et si le pays n’est pas dépossédé par des intérêts étrangers comme c’est le cas dans les pays dominés par l’impérialisme – la base historique et matérielle d’une puissance économique (et même de ses capacités militaires) se trouve dans ses capacités nationales à produire et à posséder une puissante industrie lourde. Ce sont ces capacités qui ultimement, sur le long-terme, font d’un pays une puissance dominante dans le monde. Une industrie lourde développée est le préalable à l’émergence des moyens de production de la grande majorité des usines, le préalable à tout ce qui suit dans l’histoire qui permet la production capitaliste à grande échelle. Cela assure la capacité de produire massivement et lourdement, les gains historiques accumulés par les forces productives et l’incroyable productivité du travail moderne. Le potentiel de transformation lié à la production permet le maintien d’une puissance économique capitaliste. De la même façon, le capital disponible ainsi que la capacité à produire des machines et des moyens de travail complexes sont la base qui permet de fabriquer des tanks, des avions militaires, des porte-avions, des sous-marins et d’autres moyens de combat modernes, qui permet le développement technologique, et qui permet d’offrir un vaste éventail de produits destinés à la consommation et à la reproduction de la force de travail. Un affrontement sur l’industrie métallurgique est semblable à un affrontement pour l’autonomie énergétique nationale autour du pétrole ou encore de l’électricité. Un certain nombre de marchandises et des ressources produites sont écoulées sur le marché national. Une autre partie, parfois importante, est destinée au marché extérieur, ce qui a le potentiel de déclencher des conflits entre les économies nationales.

Pour se donner un aperçu des forces en présence, l’on évalue à 3,4 millions de tonnes carrées la consommation d’aluminium primaire aux États-Unis par année. Les exportations américaines d’aluminium sont de 3 millions. Le nombre d’ouvrier dans cette branche d’industrie se chiffre à 31 600. Au Québec, l’on retrouve 9 alumineries que se partagent les trois grands joueurs que sont Rio Tinto (5 alumineries, 5 700 employés), Alcoa (3 alumineries, 3 300 employés) et Alouette (1 aluminerie, 900 employés). En plus de ces 9 alumineries, l’on retrouve 1 400 entreprises transformatrices, 684 fournisseurs (de bauxite, entre autres, une roche entrant dans le procès de production de l’aluminium industriel), 75 équipementiers et 8 centres de recherche. En fait, le Canada, et en particulier le Québec, se trouve à la tête des producteurs et des transformateurs d’aluminium dans le monde. Ces capacités nationales canadiennes sont donc susceptibles de provoquer des conflits avec des adversaires. Il est donc significatif que ce soit sur une question telle que celle de l’aluminium que les contradictions entre le Canada et les États-Unis se sont développées dernièrement. Bien que ce conflit ne soit pas aussi exacerbé que celui entre d’autres puissances mondiales, elle mérite tout de même d’être suivie avec attention et d’être analysée.