Guerre civile au Yémen : Un nid de contradictions sous bombardements étrangers

Depuis 2014, une guerre civile a cours au Yémen entre les partisans du mouvement houthiste et l’État Yéménite en décrépitude. À cela s’ajoute, depuis 2015, la destruction du pays par les nombreuses campagnes de bombardements menées par l’Arabie saoudite, pays armé et appuyé par les États-Unis. La France et le Royaume-Uni appuient également les initiatives militaires de l’Arabie saoudite au Yémen. Plus encore, l’Arabie saoudite se trouve à la tête d’une coalition de 9 pays (Émirats arabes unis, Soudan, Bahreïn, Koweït, Qatar, Égypte, Jordanie, Maroc, Sénégal) engagés dans le combat pour le maintien du gouvernement officiel au Yémen (soit celui à la tête duquel se trouve le président Abdrabbo Mansour Hadi), ce dernier étant considéré comme favorable aux intérêts économiques et politiques des pays de la coalition. Le territoire Yéménite s’en trouve morcelé : les Houthis contrôlent la capitale et près de la moitié du pays.

La guerre au Yémen a lieu dans un pays de 28 millions d’habitants. Pourtant, il s’agit d’un événement contemporain particulièrement peu connu et peu médiatisé – si l’on compare sa couverture médiatique avec celle de la guerre en Syrie, par exemple. Et lorsque l’on en parle, on le fait exclusivement sous l’angle humanitaire. D’ailleurs, l’Organisation des Nations unies qualifie les 6 dernières années de guerre civile au Yémen de « pire crise humanitaire en cours dans le monde ». En effet, le conflit a fait près de 88 000 morts causées directement par les combats armés. On compte près de 12 000 civils tués par les affrontements et les bombardements ainsi que près de 85 000 personnes mortes de la faim en raison des conséquences de la guerre. D’autres sources estiment même que les civils tués uniquement par bombardements étrangers se chiffreraient à 18 000. Et le nombre de victimes de la famine et du choléra continuent de grimper. La situation au pays est tout simplement insoutenable. En plus des frappes aériennes, l’Arabie saoudite opère un blocus sensé empêcher l’entrée de convois d’armes destinés aux rebelles. Dans les faits, cela a aussi pour effet d’empêcher l’entrée de produits alimentaires, causant, entre autres, des taux de mortalité infantile effarants. Cela est sans parler de la destruction des infrastructures publiques et sanitaires causée par les bombardements. Les frappes aériennes sont menées sans faire de distinction entre les militaires et les civils : les blessés et les amputés se comptent par dizaines de milliers.

Dans cette guerre, les impérialistes américains se frayent un chemin au gré des contingences et à coup de tactiques électorales et politiques. Avec « l’affaire Khashoggi », les États-Unis et l’Arabie saoudite ont été pointés du doigts pour leurs bombardements concertés. Une motion déposée au sénat américain en mars 2019 devait même interdire toutes formes d’aides des États-Unis envers l’Arabie Saoudite en ce qui a trait aux activités militaires au Yémen. La motion a récolté 54 votes contre 46. Au final, c’est le veto du président Trump qui a défait la motion, rappelant ainsi que les États-Unis constituent l’un des principaux moteurs du pillage et de la destruction du monde arabe. Il est d’ailleurs à noter que le Yémen possède des berges abritant certains des ports importants de la région, ce qui fait en sorte que les impacts de la guerre dépassent les frontières du pays.

La guerre au Yémen est, comme la guerre en Syrie, l’enfant du Printemps arabe et de l’effervescence populaire et spontanée survenue en 2011. Plus encore, elle est au cœur de l’impasse économique et politique dans laquelle s’est trouvée la péninsule arabique à l’issue de la révolte arabe contre l’Empire ottoman et à l’issue de la lutte de libération nationale qui a avorté au sortir de la Première Guerre mondiale. Le processus qui aurait dû se transformer en révolution démocratique – et mener à une modernisation de la société, de l’État et de la production – a été stoppé dans les décennies subséquentes par les pays sortis gagnants de la Première Guerre mondiale. Ces puissances ont dessiné le monde selon leurs intérêts. Le territoire yéménite revêtait une importance géostratégique immense pour les impérialismes britannique, français et, plus tard, américain. Cet intérêt a été historiquement renforcé par la création et le développement des voies maritimes du canal de Suez et du golfe Persique, de même que par la découverte de grands bassins de pétrole, notamment en Arabie saoudite, là où se trouvent 15% des réserves pétrolières mondiales.

La domination étrangère au 20e siècle a mené au traçage de frontières arbitraires sur la base d’intérêts complètement étrangers aux intérêts nationaux. Le morcellement de la péninsule arabique a eu l’effet de renforcer le poids politique et économique de forces sociales historiquement dépassées et rétrogrades, d’où, encore aujourd’hui, la persistance du féodalisme et de l’emprise religieuse sur de larges sections des masses. Les puissances étrangères sont responsables de l’interruption et de la stagnation du processus de transformation que cette région avait entamé. Voilà d’ailleurs pourquoi de nombreuses luttes réalisées sous une bannière religieuse revêtent un caractère anti-impérialiste. Les différents courants de l’islam demeurent une force sociale importante dans la région, de la même manière que l’ont été les Églises catholique, protestante et orthodoxe en Europe dans les siècles précédents. À travers l’adhésion à la religion s’exprime la misère réelle vécue par le peuple, ce qui s’entremêle avec l’organisation de luttes justifiées.

L’affrontement entre l’Arabie saoudite et l’Iran pour le contrôle de la péninsule, en trame de fond de la guerre actuelle au Yémen, est le résultat de la désastreuse influence des impérialistes et de leurs stratagèmes. Dans les coulisses de la guerre au Yémen, les impérialismes américain et russe s’affrontent à chaque occasion, comme ce fut le cas en Syrie. En fait, c’est l’ensemble de la péninsule arabique ainsi que des pays avoisinants (soit ceux d’Asie de l’Ouest et d’Afrique du Nord) qui ont été affligés par d’incessantes guerres alimentées par l’impérialisme au cours des dernières décennies – et d’une bonne partie du 20e siècle. Si l’on aperçoit encore difficilement la lumière au bout du tunnel, il n’en reste pas moins que l’expérience de combat accumulée par les masses courageuses et déterminées de cette région du globe est notable.

De la création du Yémen à la guerre civile actuelle

C’est en 1918, après la chute de l’Empire ottoman, qu’a lieu la création du Yémen du Nord. En 1962, le royaume devient la République arabe du Yémen. Une guerre civile pour asseoir la république se déploie ensuite de 1962 à 1970. En 1967, le Yémen du Sud, jusque-là resté un protectorat britannique, obtient son indépendance après de durs combats. S’en suit une lutte menée par le Front de libération nationale (FLN) et le Front de libération de l’occupation du Yémen du Sud (FLOYS). En 1969, le sud Yémen devient la République démocratique populaire du Yémen et passe sous l’influence de l’Union soviétique. Ce sera le seul pays, dans la région, à se revendiquer, même imparfaitement, du socialisme. En 1990, les deux Républiques s’unissent pour fonder (non pas sans ratés) l’État national du Yémen actuel. L’unification survient, notamment, à la suite de l’implosion de l’URSS. Le Yémen du Sud avait alors perdu l’appui soviétique et le financement qui lui était nécessaire pour conserver son indépendance. En 1994, une guerre civile éclate entre la fraction séparatiste sudiste et l’État central.

De l’unification de 1990 à 2012, Ali Abdullah Saleh demeure à la présidence du Yémen. Il ne quittera le pouvoir d’État que sous la pression exercée par la mobilisation populaire. En 2011, le Printemps arabe se déploie en Tunisie, en Égypte, en Libye, en Syrie et jusqu’au Yémen, ouvrant, dans ce dernier pays, une période d’instabilité et de lutte acharnée toujours en cours. En 2011 et en 2012, l’une des revendications du mouvement de contestation au Yémen était le départ du président Saleh. C’est donc le vice-président Abdrabbo Mansour Hadi (en place depuis 1994) qui est nommé pour remplacer Saleh. Ce changement de dirigeant est censé ouvrir une période de transition et de transformation qui ne verra jamais le jour. Le mouvement des Houthis participe en force aux révoltes de 2011 et 2012, entre autres en appelant au boycott des élections à candidat unique, mot d’ordre fort qui est suivi par des millions de Yéménites.

Les Houthis, dont la branche politique est Ansar Allah (« les partisans de Dieu »), adhèrent à l’école zaïdiste du courant chiite. Le nom houthi est, à l’origine, le nom d’une tribu dont sont issus les dirigeants et certains membres de l’organisation. Initialement, les Houthis sont actifs dans le gouvernorat de Sa’dah dans le nord-ouest du Yémen. À l’origine de Ansar Allah se trouve le Forum des jeunes croyants fondé en 1992. Mais au sein de cette organisation survient une scission entre pacifistes et partisans de la lutte armée (ce sont ceux là qui deviendront les Houthis). Le dirigeant principal de l’organisation, Hussein Badreddin al-Houthi, est assassiné en 2004 par l’État, ce qui entraîne une révolte armée. Les frères de Hussein Badreddin al-Houthi reprennent alors la direction des Houthis. De 2004 à 2009 se déploieront des mouvements et des contre-mouvements entrecoupés de cessez-le-feu et d’accords de paix. Le gouvernement du Yémen ira jusqu’à employer une arme chimique interdite internationalement, le phosphore blanc, contre des civils yéménites. De leur côté, les Houthis ont pour revendication principale la fin de la corruption de même que la fin de la subordination aux États-Unis et à l’Arabie saoudite, subordination allant contre l’intérêt national. De plus, les Houthis mènent une lutte contre l’oppression économique, politique et religieuse depuis la réunification de 1990, oppression qui touche les couches les plus vulnérables de la population du Nord du pays. Ils réclament d’ailleurs le rétablissement du statut autonome dont ils ont bénéficié avant la création de la République arabe du Yémen en 1962.

Après 2011, un vaste mouvement dans le Nord du Yémen demeure sous influence houthi et continue de se développer jusqu’en septembre 2014 alors que les Houthis prennent le contrôle par les armes de la capitale Sanaa. Le président yéménite Abdrabbo Mansour Hadi remet sa démission et une période d’armistice s’en suit. Une conférence pour le dialogue national est organisée et se conclut par la proposition de créer 6 régions fédérales pour remplacer les anciens gouvernas et pour éliminer les disparités économiques qui résidaient entre ces gouvernas. Cette proposition est vue comme une coquille vide, ce qui mène à la reprise des hostilités. Le 6 février 2015, les Houthis annoncent la dissolution du parlement et la création d’un comité révolutionnaire appelé à gouverner le pays. Le 21 février, Abdrabbo Mansour Hadi s’échappe de sa mise sous surveillance et s’exile à Aden, une ville portuaire au Sud du Yémen pour finir sa course en Arabie saoudite, à Riyad, plus exactement. Les Houthis lancent alors une vaste mobilisation pour étendre leur pouvoir vers le sud, pour déloger ce qu’il reste de l’ancien gouvernement et pour prendre le contrôle de l’ensemble du pays. C’est alors que l’Arabie saoudite, en réponse à cette menace, lance son offensive de bombardements aériens sur le Yémen. Les États-Unis, pour leur part, fournissent des missiles, des avions ultra-modernes, de la formation ainsi que du soutien technique et logistique à l’Arabie saoudite pour qu’elle sorte victorieuse de ce conflit. Le gouvernement de Hadi, de son côté, accuse l’Iran d’armer les forces houthis. D’ailleurs, l’affrontement entre l’Arabie saoudite et l’Iran s’est installé durablement il y a déjà quelques décennies, après le renversement du Shah d’Iran en 1979, un autre pantin des américains. Depuis, en Iran, un fort sentiment national anti-américain s’est installé. L’Arabie saoudite est donc perçue comme comme le vassal des intérêts américains dans la péninsule arabique, ce qui en fait un pays ennemi. L’alignement de l’Iran sur l’Union soviétique (et la Fédération Russe par la suite) ajoute à la lutte entre les deux pays – une lutte par territoire interposé qui attise la guerre civile au Yémen.

La situation se complique davantage avec l’émergence de forces séparatistes dans le Sud du Yémen. Le 11 mai 2017, le Conseil de transition du Sud (CTS) est formé. À sa tête se trouvent des membres du mouvement séparatiste sudiste s’étant reformé depuis 2007 ainsi que des anciens ministres et gouverneurs du président Abdrabbo Mansour Hadi en exil. En janvier 2018, le CTS prend le contrôle de Aden, principale ville portuaire du pays. Cette ville joue un rôle fondamental dans le commerce de la région. Le gouvernement officiel, malgré l’exil de Hadi, s’y était d’ailleurs accroché au pouvoir dans les premières années de la guerre civile avant de se reloger dans l’Est du pays. Depuis 2018, les séparatistes sudistes de la CTS continuent d’étendre leur contrôle dans les zones avoisinantes et d’y déclarer l’autonomie. Ils sont appuyés par les Émirats arabes unis qui réalise ainsi une manœuvre importante de positionnement géopolitique. Le Yémen est donc présentement séparé en trois fractions. Les Houthis ont amassé au fil du temps une grande quantité d’armement militaire. Les renseignements étrangers, eux, multiplient les prisons secrètes sur le territoire yéménite. La situation est, somme toute, extrêmement tendue.

Une situation à suivre et une intervention étrangère à dénoncer et à combattre

Récemment, l’on annonçait que les séparatistes du Sud au Yémen allaient renoncer à leur autonomie pour entrer dans une alliance de partage de pouvoir avec le gouvernement officiel dirigé par le président officiel Abdrabbo Mansour Hadi. Cela dit, ce n’est pas la première fois qu’on laisse poindre une entente de la sorte et qu’elle n’est finalement pas respectée. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit avec l’accord de Riyad en 2019. Bref, de nombreux revirements sont encore possibles, sans compter que d’autres problèmes s’ajoutent à une situation déjà bien compliquée, comme par exemple l’accord nucléaire fragile entre les États-Unis et l’Iran, ou encore le contrôle de certaines zones du Yémen et de la péninsule arabique par Al-Qaïda et par Daech.

Les campagnes de bombardement incessantes de l’Arabie saoudite – tout comme les jeux de coulisses des États-Unis, de la France et du Royaume-Uni derrière cette agression militaire – sont à dénoncer et à combattre. L’emprise étrangère dans la péninsule arabique doit céder sous la pression d’une libération qui est encore à réaliser. Les transformations démocratiques tant désirées par les peuples arabes ne pourront survenir, à terme, qu’à travers le combat à mener contre l’impérialisme.