COVID-19 : Les agences de placement, les résidences et les abattoirs
Marcelin François, 40 ans, est décédé le 14 avril dernier de la COVID-19. Il était opérateur de machinerie dans le textile la semaine, et préposé aux bénéficiaires charrié d’une résidence à l’autre par une agence de placement la fin de semaine. Sa femme, elle, travaille à l’abattoir Cargill à Chambly, un foyer d’éclosion du coronavirus au Québec (et dans d’autres provinces canadiennes). Marcelin était un de ces nombreux immigrants sans statut forcés d’accepter n’importe quelle offre de travail pour vivre et pour espérer un jour régulariser leur situation. Marcelin avait traversé le chemin Roxham (à la frontière entre les États-Unis et la Montérégie au Québec) comme bien des demandeurs d’asile au pays. Le cas de Marcelin et de sa femme concentre en lui-même les ravages auxquels ont assiste chez les travailleurs d’agence et dans certains secteurs désignés essentiels comme ceux des soins de santé et de la production agroalimentaire. De par leurs conditions de travail et de vie difficiles, plusieurs travailleurs dans ces domaines ont contracté la COVID-19 et l’ont propagé malgré eux. Plusieurs d’entre eux sont des travailleurs d’agence. En fait, dans les décennies 1980 et 1990, des entreprises ont créé des emplois à statut différenciés pour contourner l’obtention de la permanence, l’accumulation de l’ancienneté et la syndicalisation des travailleurs. Cette orientation a fait apparaître des iniquités entre les employés d’un même employeur, employés assumant pourtant les mêmes tâches. Des emplois à temps plein ont fait place à des emplois occasionnels et à temps partiel puis au travail d’agence. Ce recours comportant plusieurs avantages pour les capitalistes s’est peu à peu « imposé ». Si l’employé ne fait pas l’affaire, l’entreprise donneuse d’ouvrage n’a pas à le congédier. Si l’employé se blesse au travail, l’entreprise donneuse d’ouvrage n’a pas à maintenir le lien d’emploi. Cela dit, l’employé d’agence a droit à la même prévention en santé et sécurité du travail que celui de l’entreprise elle-même. Mais comme nous l’avons aisément constaté depuis le début de l’épidémie dans la province, cette « prévention » est totalement déficiente, et ce, tout particulièrement dans les résidences où l’on donne des soins aux aînés et dans les abattoirs où s’entame la transformation de la viande.
Pour leur part, bien des travailleurs n’ont d’autre choix que de se tourner vers les agence pour avoir du travail. C’est souvent le cas lorsqu’ils n’ont pas de contacts à l’intérieur des entreprises ou lorsqu’ils ont du mal à faire reconnaître leur expérience. Il n’est donc pas surprenant de retrouver près de 40% d’immigrants parmi le personnel de ces agences de placement. En plus, les employés d’agence n’ont pas la garantie de travailler toujours au même endroit. Dans bien des cas, ils doivent se présenter à une centrale qui les aiguille vers leur lieu de travail pour la journée courante. De-là, les agences leur assurent le transport. Certaines vont même jusqu’à cueillir les employés à domicile pour les amener sur un lieu de travail. Les conditions de transport ne font pas nécessairement partie légalement des conditions de travail et donc, elles ne font pas l’objet des mêmes conditions de prévention que celles des lieux de travail. Dans la même fourgonnette, pendant parfois de longs trajets, l’on peut entasser plusieurs travailleurs. Autrement dit, si l’un d’eux est infecté par la COVID-19, les autres passagers courent le risque de contracter le virus. Il n’est d’ailleurs pas surprenant que les agences offrent de piètres conditions de déplacement à leurs employés. Le transport constitue pour elles un coût qui réduit le profit qu’elles perçoivent sur le dos du travail des ouvriers à leur solde.
Le secteur de la santé
Le réseau de la santé n’a pas échappé au recours aux agences de placement. D’ailleurs, la grande région de Montréal, très durement touchée par l’épidémie, compte la plus forte concentration d’agences de cet ordre dans la province. En date du 26 mai, par 100 000 habitants, on comptait 1 180,6 cas de COVID-19 et 125,1 décès sur l’île. Plus encore, 21% des infectés montréalais étaient des travailleurs de la santé. Les agences de placement dispersent la force de travail dans plusieurs établissements de soins de longue durée. Elles assurent aussi la mobilité de ce personnel entre plusieurs lieux de travail. Du même souffle, elles participent à la propagation du virus mortel. Compte tenu des conditions salariales pitoyables des préposées aux bénéficiaires et d’autres employés non professionnels du secteur de la santé à l’embauche des CISSS/CIUSSS (mais aussi des CHSLD privés conventionnés et non-conventionnés), les agences s’avèrent plus attractives pour combler les manques à gagner. En fait, les travailleurs des établissements de santé ont fait les frais d’une bonne partie des coupures administrées dans les services publics. Le réseau de la santé, accablé par ces compressions budgétaires, est devenu une cible de choix pour les agences cherchant à placer sa main-d’œuvre. Les éclosions de COVID-19 touchent aussi des Résidences de personnes âgées (RPA), autres établissements qui ont souvent recours aux travailleurs d’agence. À ce propos, à la mi-avril, le travail d’agence a été mis en cause dans l’éclosion de COVID-19 à la RPA Chartwell Manoir et Cours de l’Atrium à Saint-Rodrigue au Québec. Commentant le triste sort des résidents et des travailleurs de cet établissement, Paul-André Caron, conseiller syndical pour le Syndicat québécois des employées et employés de service (SQEES-FTQ), a indiqué que l’apparition du coronavirus dans cette résidence mettait en lumière les risques associés à l’embauche de personnel provenant des agences de placement : « Le personnel d’agence, [ce sont] des gens qui se promènent d’une résidence à une autre. On ne sait pas nécessairement où ils ont travaillé la journée d’avant. C’est exactement ça qui s’est produit au Manoir et Cours de l’Atrium. C’est quelqu’un qui est venu travailler de l’extérieur et puis qui a apporté le virus avec lui. » Selon lui, le recours à des agences de placement est monnaie courante dans les résidences appartenant au groupe Chartwell. Le conseiller syndical affirme que sur certains quarts de travail, la totalité des employés en service travaillent pour une agence. Paul-André Caron attribue cette situation aux conditions de travail offertes par l’employeur, conditions qui seraient même inférieures à celles que l’on retrouve ailleurs dans le réseau qu’on affame déjà. Il souligne que dans la région de Québec, les préposés aux bénéficiaires des résidences Chartwell sont payés environ 15$ l’heure, parfois un peu moins. « C‘est sûr et certain qu’avec les salaires qu’ils versent présentement, il n’y a pas des tonnes de personnes qui viennent travailler. Les gens ne se bousculent pas aux portes » ajoute-t-il. Alors qu’elles ont contribué à la propagation de la COVID-19, en ces temps difficiles, des agences de placement osent même faire du maraudage pour recruter des employés des RPA, des ressources intermédiaires (RI) et des CHSLD non-conventionnés qui reçoivent des salaires de misère autour de 13$ l’heure et qui cherchent, avec raison, à améliorer leur sort. Il faut dire que dernièrement, les agences de placement font la passe avec l’épidémie en vendant leurs services aux établissements dans le besoin à des coûts très élevés. Le jour de Pâques, une agence aurait facturé à un établissement 96$ l’heure avec taxes pour fournir une préposée aux bénéficiaires. Au final, il n’y a pas plus de personnel qui offre le service aux personnes âgées. Il y a par contre des agences qui profitent d’un drame pour s’en mettre plein les poches. Pire encore, elles augmentent les mouvements de personnel, ce qui a pour effet d’accroître les dégâts de la COVID-19 dans la province.
Le secteur des abattoirs
Un autre secteur où l’infection s’est répandue comme une traînée de poudre, c’est celui des abattoirs. En Amérique du Nord, les employés d’abattoirs infectés au virus SARS-CoV-2 se comptent par milliers. À High River en Alberta, 821 travailleurs de l’abattoir Cargill ont été déclarés positifs et en date du 11 mai dernier, l’on y recensait 3 décès d’employés liés à la COVID-19. Les autorités sanitaires de cette région rapportent qu’ils auraient engendré 374 cas additionnels dans la communauté. Ce foyer d’éclosion serait donc responsable du quart des cas dans la province. La situation était telle que l’abattoir de la multinationale Cargill s’est résigné à fermer temporairement ses portes sur le territoire albertain. Toujours dans la même province, l’usine d’emballage de viande JBS est le point d’origine de 581 cas dans la seule ville de Brooks où elle est située. Selon le président de l’Unité 401 des Travailleurs unis de l’alimentation et du commerce (TUAC), plusieurs ouvriers auraient cessé de se présenter sur leurs lieux de travail au mois d’avril, craignant pour leur santé, leur vie et celles de leurs proches. Au sud de la frontière, 13 usines de transformation animale appartenant aux plus grands acteurs de l’industrie ont fermé temporairement leurs portes au cours du mois d’avril en raison d’éclosions et de décès. Au moins 20 travailleurs y auraient succombé à la COVID-19 en l’espace d’à peine quelques semaines, rapporte le syndicat United Food and Commercial Workers International Union. Toujours aux États-Unis, Smithfield Foods, le plus grand transformateur de porc au monde, a annoncé, le 12 avril, devoir procéder à la fermeture pour une durée indéterminée de son abattoir de Sioux Falls au Dakota du Sud pour cause de cas de COVID-19 multiples. Au Québec, les ouvriers de Cargill n’ont pas non plus été épargnés. Le 10 mai dernier, l’on apprenait que l’abattoir de Chambly allait cesser temporairement ses activités mobilisant 500 travailleurs après que 64 employés aient été déclarés positifs à la COVID-19. Déjà, 171 ouvriers suspectés d’être porteurs du virus avaient été renvoyés à domicile. Il est à noter que Cargill est l’un des deux principaux fournisseurs de bœuf pour McDonald’s Canada.
C’est au Québec, dans l’usine de 1 000 employés d’abattage et de transformation de porc ATrahan à Yamachiche (abattoir appartenant au géant Olymel), que le phénomène s’est manifesté en premier au Canada. En tout, 129 cas ont été déclarés officiellement. Sept employés ont été hospitalisés, dont deux aux soins intensifs. De plus, ces cas en ont engendré d’autres chez leurs proches. Selon la direction régionale de santé publique de la Mauricie-Centre-du-Québec, on parle de plus de 20 « cas collatéraux » attribuables à cette éclosion sans précédent, dont un décès. La direction de l’usine ATrahan a confirmé, le 25 mars 2020, que l’un de ses travailleurs était atteint du coronavirus. L’employé en question, provenant d’une agence de placement, aurait passé son test de dépistage quatre jours avant l’annonce. Il venait de Montréal et il avait été conduit à l’abattoir de Yamachiche pour y travailler la semaine précédente. L’employé ne se sentant pas bien, il s’est rendu à l’urgence de l’hôpital Santa Cabrini à Montréal où le personnel médical a constaté la présence de symptômes associés à ceux de la COVID-19. Le patient infecté vivait avec deux colocataires qui travaillaient pour la même agence et qui faisaient des quarts de travail à l’usine d’Olymel eux aussi. La direction de la santé publique a rapporté ne pas avoir identifié le « patient zéro » dans la région de la Mauricie, mais estime que la contamination aurait débuté le 12 mars dernier. La promiscuité que l’on observe dans les logements des travailleurs pauvres et le voiturage à plusieurs à bord d’une fourgonnette, voiturage auquel les soumettent leurs agences de placement, sont à considérer dans la circulation du virus. Au moment d’annoncer ce premier cas, la direction de l’usine a certifié que les travailleurs portaient des gants et une cagoule pour se protéger et qu’ils devaient respecter la mesure de distanciation sociale d’un mètre (non pas deux) selon les règles décrétées par Olymel. Une employée qui a contracté la maladie et qui n’a pas souhaité être identifiée croit que l’entreprise n’a pas été proactive dans l’application de ces mesures, aussi peu restrictives étaient-elles. « Ça a pris du temps avant qu’ils nous distancent d’un mètre à deux mètres. Je pense qu’il était déjà trop tard dès le premier cas » a-t-elle déploré. Le 1er avril, Janick Vallières, délégué syndical d’Olymel, faisait la déclaration suivante : « Je suis très déçu d’Olymel. C’est quand même une multinationale. On avait proposé à l’employeur de couper les navettes [de travailleurs] de Montréal, de couper des travailleurs non essentiels comme des gens d’assignation temporaire, les travaux légers, ces choses-là, et l’employeur a toujours refusé, prétextant l’impact monétaire que ça allait engendrer pour l’entreprise. » Après que le 9e cas ait été dépisté, le 29 avril dernier, l’usine s’est finalement vue contrainte de fermer ses portes pendant deux semaines. On a ensuite appris que 129 employés de cette usine ont obtenu la confirmation d’avoir été infectés. Malgré l’ampleur des dégâts, la direction de l’usine ATrahan a été autorisée par la Direction régionale de la santé publique de reprendre ses activités le 14 avril. L’usine ATrahan n’a pas été le seul foyer d’infection chez Olymel. L’abattoir de Saint-Esprit a été aussi un lieu d’infection. L’entreprise a dû y réduire ses activités d’abattage de 50% à la fin mars pour éviter le scénario de Yamachiche. L’usine a finalement renoncé à faire venir de la main-d’œuvre de Montréal. Le porte-parole d’Olymel, Richard Vigneault, s’est d’ailleurs désolé qu’« [a]vec l’absence de travailleurs qui viennent d’agences de Montréal pour Saint-Esprit, c’est sûr qu’il y a un ralentissement. » L’usine F. Ménard de L’Ange-Gardien, qui avait vendu ses actifs à Olymel en juillet 2019, a aussi été forcé de réduire sa cadence de production.
Malgré la diminution de la main-d’œuvre et la cessation de la venue de travailleurs d’agence aux usines, les travailleurs ont questionné la qualité des mesures de protection mises en place, entre autres celles ayant trait aux équipements de protection. À ce propos, le président du syndicat s’est plaint de l’insuffisance des protocoles : « Je pense [que la cagoule intégrale] n’est pas utilisée de la bonne façon, de manière à respecter les normes sanitaires. Par exemple, les gens l’enfilent le matin et vont travailler. Ils sont donc exposés à toutes sortes de choses. Ils la retirent ensuite pour manger sur l’heure du dîner et la déposent sur la table. Les risques de contamination croisée deviennent ainsi très élevés. » En somme, les usines d’abattage et de transformation de viande sont des hauts lieux de contamination. Parce que les directions refusent de ralentir la production pour toute la durée de la pandémie et de faire toutes les dépenses nécessaires pour rendre le travail sécuritaire, elles mettent chaque jour en danger des milliers de travailleurs partout au pays et ailleurs. De cette manière, la grande bourgeoisie peut continuer à empocher toujours plus avec l’industrie agroalimentaire.
L’anarchie du mode de production capitaliste
L’amenuisement du lien d’emploi entre l’employeur-client donneur d’ouvrage et le travailleur d’agence est avantageux pour les entreprises qui désirent avoir plus de flexibilité dans l’allocation des ressources humaines. En contrepartie, ce phénomène participe durement à l’exploitation du prolétariat. Il provoque des disparités dans la rémunération et dans les conditions de travail générales des travailleurs, un prélèvement de plus-value plus scandaleux que jamais, de même que des déplacements de main-d’œuvre sur des distances aberrantes et dans des conditions inadéquates. Le parasitisme des agences de placement couplé à l’avarice de l’État bourgeois à la tête du réseau de la santé, ou encore à la cupidité sans borne des multinationales capitalistes, forme un « tue-monde » à combattre. Dans le contexte que nous avons sommairement présenté, il n’est pas surprenant que les travailleurs d’agence de placement, que toutes les travailleuses dans les RPA et dans les CHSLD de même que tous les ouvriers dans les abattoirs soient grandement touchés par la pandémie meurtrière.