Liquidation d’actifs chez Bombardier : la bourgeoisie québécoise se réajuste et se renforce

Malgré les ventes antérieures d’actifs et de filiales opérées par la compagnie, nous savions tous que Bombardier n’avait pas pu rembourser ses importantes dettes, lesquelles s’élevaient à 12,3 milliards de dollars au début de cette année. De toute évidence, les liquidations n’étaient pas terminées. Et le comble, malgré une situation financière fragile, la haute direction de l’entreprise avait eu le culot de se payer de généreuses primes.

Le 13 février dernier, Bombardier annonçait qu’elle mettait un terme à sa présence dans l’aviation commerciale en cédant sa participation restante dans le programme de l’ex-CSeries (maintenant appelé A220) à la compagnie Airbus ainsi qu’à l’État québécois. Cette transaction allait permettre à Bombardier de recevoir 591 millions de dollars US, dont 531 millions immédiatement. L’entreprise allait également être libérée de l’obligation d’injecter 700 millions de dollars US dans la Société en commandite Airbus Canada (SCAC), ce qui l’aurait endettée davantage. Avec cette transaction, Airbus détiendra 75 % de la famille d’appareils A220, alors que la proportion détenue par l’État québécois passera d’environ 16 % à 25 %. Airbus pourra également racheter la participation de l’État québécois — qui avait injecté 1 milliard de dollars US dans le programme en 2016 — en 2026, soit trois années plus tard que prévu.

La semaine suivante, on apprenait que la compagnie Alstom mettra la main sur Bombardier Transport dans le cadre d’une transaction évaluée à 10,7 milliards de dollars canadiens (en excluant les dettes transférées, Alstom déboursera en réalité 8,5 milliards de dollars). Aussi, la Caisse de dépôt et placement du Québec aidera Alstom à financer son acquisition en achetant pour 4 milliards de dollars de nouvelles actions émises par l’entreprise. L’institution québécoise deviendra ainsi le plus important actionnaire d’Alstom avec une participation de 18 %.

Après ces opérations, l’endettement de Bombardier ne sera plus que de 3 milliards de dollars, mais il ne restera pour l’entreprise que la production de jets d’affaires comme secteur d’activité. Une partie de la bourgeoisie québécoise et des commentateurs économiques voient dans ces annonces un recul pour le contrôle québécois dans les secteurs de l’aéronautique et du matériel roulant ferroviaire. En réalité, compte tenu de l’implication de la Caisse de dépôt et de placement dans ces transactions, il y a fort à parier que la bourgeoisie québécoise, dans son ensemble, en ressortira renforcée. En effet, on peut croire que Bombardier, et particulièrement la famille Beaudoin-Bombardier, étaient devenus une nuisance et qu’il fallait les écarter. La bourgeoisie est capable d’une discipline de classe quand cela est nécessaire (c’est-à-dire qu’elle peut facilement faire passer ses intérêts généraux avant les intérêts particuliers de certains de ses membres), et c’est vraisemblablement à cela qu’on assiste présentement.

Le modèle Bombardier et ses limites

Bombardier a longtemps été présenté comme un exemple du dynamisme et de la capacité d’innovation du Québec Inc. Longtemps, la bourgeoisie québécoise a célébré les hauts faits d’armes du fondateur de l’entreprise, Joseph-Armand Bombardier, et des membres de sa famille qui ont exercé le contrôle de la compagnie par la suite. La petite entreprise qui produisait des Ski-Doo en était venue avec les années à concurrencer des grands de l’aviation (par exemple Boeing, Airbus et Embraer) ou encore des grands du transport ferroviaire (par exemple Alstom, Hitachi et le géant chinois CRRC) et la bourgeoisie québécoise en était particulièrement fière. Ce que les capitalistes oublient souvent de dire, c’est combien important a été l’appui de l’État canadien et de l’État québécois dans ce success story.

L’envol de Bombardier a commencé en 1974 quand l’entreprise a obtenu un contrat de fournitures de voitures pour le métro de Montréal. Son expertise dans le domaine du transport collectif venait de l’achat, en 1970, d’une firme autrichienne en difficulté (la firme Rotax) qui produisait des voitures ferroviaires. L’usine où ont été construites les voitures du métro de Montréal, située à La Pocatière, a été acquise peu de temps après avec l’achat de l’entreprise Moto-Ski, une entreprise de production de motoneiges aussi en difficulté. Ce modèle d’achat d’entreprises qui sont en difficulté mais qui ont un potentiel de croissance s’est poursuivi pendant près de trois décennies aux États-Unis (Alco, MLW), en Belgique, en France, en Allemagne ainsi qu’au Mexique. En même temps, dans le domaine ferroviaire, des alliances avec d’autres gros joueurs se sont nouées, notamment avec Alstom pour des projets concrets en Europe (Euro Tunnel) et en Chine.

Si ce modèle était bon dans le secteur ferroviaire, il pouvait l’être ailleurs. C’est l’achat de Canadair, une entreprise d’État canadienne en difficulté, qui a permis à Bombardier d’investir le secteur de l’aéronautique. Bombardier a ensuite profité des difficultés financières de Short Brothers en Irlande du Nord pour la racheter à bas prix en 1989. Finalement, toujours selon la même tactique, elle a également mis la main sur Learjet aux États-Unis et sur De Havilland en Ontario au début des années 1990.

Bombardier Inc., outre ses filiales Bombardier Transport et Bombardier Aéronautique, s’était dotée dans les années 1990 de la filiale Bombardier Capital, dont le but était de financer l’achat de ses avions et de ses produits ferroviaires. Mais voilà, cette filiale s’est aventurée à financer des activités peu sûres et très risquées, ce qui, suite aux attentats du 11 septembre 2001 et à la baisse de l’activité dans la production aéronautique, a résulté en d’importantes pertes financières et en l’obligation de vendre ses actifs à un concurrent dans le domaine du financement. La capacité de Bombardier de générer du capital pour pouvoir l’investir par la suite s’est alors trouvée minée.

Les activités de production de Bombardier aéronautique ont aussi été perturbées par les mêmes attentats. Par ailleurs, compte tenu du fait qu’il y avait une limite au rachat d’entreprises en difficulté – la plupart ayant déjà été rachetées – ainsi qu’aux privatisations, et compte tenu de son échec dans les activités de financement, Bombardier a fait le choix de développer un jet régional « révolutionnaire » sur le plan technologique, le Cseries, à partir de son propre capital restreint et en comptant sur des subventions potentielles de l’État. Alors que les autres compagnies de production aéronautique profitent de l’achat d’avions militaires par les gouvernements, Bombardier devenait dépendant des achats hypothétiques de ses jets régionaux et des subventions incertaines de l’État. Malgré le fait que le produit était innovateur, l’accumulation initiale de capital était trop faible et les autres sources de financement du projet étaient trop hypothétiques.

Le secteur aéronautique

Longtemps, les activités aéronautiques de Bombardier ont joué un rôle structurant pour ce secteur industriel au Québec. Pendant longtemps, beaucoup d’entreprises de ce secteur avaient besoin de Bombardier pour se développer. En fait, ces entreprises étaient des sous-traitants de Bombardier. Mais, avec le temps, elles ont réussi à développer des produits qui pouvaient être vendus à d’autres compagnies. La force de Bombardier s’est progressivement estompée dans ce secteur, d’autant plus que son instabilité financière et sa gouvernance opaque ont suscité beaucoup d’inquiétude. Entre autres, on a dénoncé la structure d’actionnariat de Bombardier qui donnait la main haute à la famille Beaudoin-Bombardier au niveau des votes et des prises de décision. Le choix de l’investissement dans le programme CSeries a été imputé à cette structure de gouvernance. En même temps, cette structure était tolérée parce qu’elle empêchait des fonds d’investissement américains spécialisés dans le rachat d’entreprises en difficulté de venir accaparer le « fleuron québécois » que constituait Bombardier.

Aujourd’hui, malgré les apparences, le fait que Bombardier ait dû se départir de ses activités dans le programme CSeries et de sa participation dans Airbus n’est pas une mauvaise nouvelle pour la bourgeoisie québécoise du secteur de l’aéronautique. En effet, la Caisse de dépôt et placement, le bras financier de l’État québécois, a des participations dans Airbus, une entreprise qui a des reins beaucoup plus solides que Bombardier et qui est en mesure de produire et de vendre des avions (et donc d’obtenir et d’honorer des commandes). L’avantage que trouve Airbus à maintenir ses activités dans la région de Montréal est l’existence d’un bassin de main-d’œuvre formée ainsi que des capacités de formation de la main-d’œuvre.

L’intervention de l’État dans ce dossier n’a rien à voir avec un quelconque souci de sauvegarder des emplois. Elle n’a rien à voir non plus avec la volonté de maintenir un « fleuron québécois ». Il s’agissait plutôt de sauvegarder les intérêts de la bourgeoisie québécoise dans son ensemble, et plus particulièrement ceux de sa fraction active dans l’aéronautique. D’ailleurs, l’organisme qui regroupe les entreprises œuvrant dans ce domaine, Aéro Montréal, voit d’un bon œil l’intervention récente de l’État québécois. Pierre Fitzgibbon, le Ministre de l’Économie et de l’Innovation, s’est aussi exprimé dans le même sens. Rappelons que, encore récemment, ce dernier travaillait pour Héroux-Devtek, une entreprise active dans le secteur en question.

Quand la bourgeoisie vante la liberté du marché, elle vante principalement la liberté de faire du profit par tous les moyens. Si, pour cela, l’État doit intervenir, il le fait. Or, les secteurs de l’aéronautique et du transport ferroviaire dépendent fortement de l’intervention de l’État bourgeois. Dans le cas du secteur ferroviaire, les entreprises dépendent de l’achat d’équipements de transport collectif par les différents paliers des États. Dans le secteur de l’aviation, c’est un peu la même chose, notamment en ce qui concerne l’aviation militaire. Cela dit, la classe capitaliste a besoin du maintien de ces secteurs. En effet, pour assurer la fluidité du transport (notamment celui de la force de travail) dans les grandes villes, le transport collectif est nécessaire. Aussi, à une époque où l’économie est mondialisée, le transport aérien est également indispensable. Et si, en plus, l’intervention de l’État permet aux constructeurs d’avions et d’équipements de transport collectif de réaliser de lucratifs profits, cela fait d’une pierre deux coups.

Or, au Canada, la demande étatique pour des avions civils ou militaires n’existe pas, ce qui a nui à Bombardier. De l’entreprise, la seule chose qui a donc été sauvegardée est la production d’avions d’affaires. Ce secteur d’activité ne nécessite pas de l’aide de l’État, puisqu’il y a encore un tas de bourgeois qui vont acheter ces avions. Cela dit, un fort développement de la division Bombardier Transport par un achat étatique massif de voitures de trains, de voitures de tramways, etc., n’aurait pas nécessairement solutionné le problème de l’endettement présent de l’entreprise, laquelle n’avait aucune capacité d’emprunt pour accroître ses capacités de production. Dans ce contexte, l’État bourgeois, par le biais de la Caisse de dépôt et placement, s’est plutôt trouvé des partenaires en Europe.

Une absurdité liée au capitalisme dans sa phase impérialiste est que l’activité des entreprises à haute technologie est subordonnée aux besoins militaires des grandes puissances impérialistes. Sous le socialisme, ce sont les besoins du prolétariat qui détermineront le financement des activités économiques et non pas les besoins d’une compétition inter-impérialiste dévastatrice et meurtrière.

Sous le capitalisme, les crapules bourgeoises s’en tirent toujours bien et les ouvriers sont toujours perdants

Compte tenu de sa faible capacité à générer du capital, de sa dépendance aux subventions de l’État, de sa gouvernance douteuse, mais aussi de la tendance aux fusions ou aux alliances commerciales et industrielles internationales, le démembrement de Bombardier était dans l’ordre des choses. La bourgeoisie québécoise, son secteur aéronautique et son État s’en tirent bien. Les cadres de Bombardier qui ont contribué au désastre s’en tirent très bien aussi et leur incompétence est même récompensée.

Pour les ouvriers de Bombardier, c’est tout le contraire. Ceux-ci doivent maintenant vivre avec la crainte que des licenciements surviennent. Bien que leurs chances de se trouver un nouvel emploi soient relativement bonnes si jamais cela devait se produire, ces ouvriers pourraient perdre certains de leurs droits acquis. Surtout, la hausse du coût de l’habitation et du coût de la vie en général pourraient, dans la situation économique actuelle, avoir des conséquences catastrophiques pour les familles ouvrières touchées par les licenciements potentiels. En effet, quelques mois de chômage entre deux emplois peuvent signifier des retards dans le paiement des hypothèques et des autres dettes, voire des faillites. Les ouvriers ont une obligation de résultats dans le paiement de leurs dettes. Contrairement aux dirigeants de Bombardier, ils n’ont pas le droit d’être incompétents et ne recevront pas de primes pour les récompenser pour leur gestion déficitaire de leurs avoirs. Les travailleurs de Bombardier doivent donc présentement passer au travers d’une période de grande insécurité.

Cette situation doit amener les ouvriers à prendre conscience de la nécessité de mettre un terme à la propriété privée des moyens de production et doit renforcer leur volonté de lutter pour une économie planifiée en fonction de leurs besoins, c’est-à-dire pour le socialisme. En effet, les usines et les infrastructures nécessaires à la vie sociale ne devraient pas faire l’objet de transactions inutiles et souvent destructrices, transactions effectuées par des parasites qui ne font rien d’autre qu’accumuler la richesse et se vautrer dans le luxe. Les moyens de production devraient plutôt être détenus collectivement par les travailleurs et devraient servir à satisfaire les besoin du peuple. La classe ouvrière doit combattre non pas pour la préservation des « fleurons » de la bourgeoisie québécoise, mais bien pour prendre le contrôle des usines et des infrastructures appartenant aux capitalistes, et ce, dans le but de les faire fonctionner dans l’intérêt de la majorité de la population.