Brexit : la nouvelle tactique du capital britannique face à l’unification économique de l’Europe
Le 31 janvier dernier, le départ du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE), soit ce qui a été surnommé le Brexit, est un événement qui, sans être majeur en lui-même, revêt une certaine importance à l’échelle internationale. Les répercutions économiques du Brexit se feront inévitablement sentir, bien que les rapports entre le Royaume-Uni et l’UE fassent encore l’objet d’un débat au sein de la bourgeoisie et parmi ses commentateurs publics. Le Brexit est tellement controversé qu’une période de transition s’étirera jusqu’à la fin de l’année 2020, moment où la transition pourrait être reconduite encore une fois. En réalité, la transition en cours n’a encore presque rien changé à ce qui prévalait avant le Brexit. Elle n’a surtout encore rien changé à la question centrale des frontières économiques et des tarifs douaniers, questions au cœur des litiges entourant les relations économiques et le processus d’unification économique de l’Europe. Cela contribue à l’aura de mystère supplémentaire qui plane depuis la fin du mois dernier. On sait néanmoins pour sûr que la bourgeoisie anglaise avait tout intérêt à la tactique du Brexit puisqu’elle a procédé à la sortie de l’Europe. À savoir quelle sera la suite de la manœuvre, ou encore dans quel plan d’ensemble cette tactique s’inscrit, force est de reconnaître que l’avenir nous le dira. Bien loin des événements, notre journal ne peut se risquer inutilement à prédire l’avenir.
Nous faisons parvenir à nos lecteurs le court récapitulatif qui suit permettant de saisir le fil conducteur des derniers événements concernant le Brexit, de même que d’avoir une compréhension générale de ce en quoi consiste l’Union européenne et la sortie du Royaume-uni de cette dernière. Un tel exercice n’est pas vain puisqu’il nous rappelle l’importance de suivre de près les mouvements et les changements de configurations au sein des puissances impérialistes, de même que l’importance de faire le traitement des faits et des événements en s’en tenant rigoureusement à une méthode matérialiste. Au final, le capitalisme et la société bourgeoise, après tant de combats menés, n’ont toujours pas chuté. Au contraire, il se réalisent toujours. L’histoire, toujours en développement, soumet à notre analyse des événements contemporains nouveaux comme la création de nouvelles institutions bourgeoises. Il est alors facile de s’y perdre.
La petite histoire du retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne
Lorsque l’on parle du Royaume-Uni, l’on entend l’entité regroupant l’Angleterre, l’Écosse, le Pays de Galles ainsi que l’Irlande du Nord. C’est l’Angleterre, berceau de la révolution industrielle et du capitalisme, qui constitue le centre de gravité économique et politique de ce regroupement. Le Royaume-Uni possède une population d’environ 67,5 millions de personnes; l’Europe continentale, membre de l’Union Européenne, en compte 447 millions. L’Angleterre possède 55,9 millions d’habitants; l’Écosse, 5,4 millions; le Pays de Galles, 3,1 millions; et l’Irlande du Nord, 1,8 millions. En 1707 a eu lieu l’unification de l’île de Grande-Bretagne (Angleterre et Écosse). En 1801, l’Irlande a été intégrée dans ce qui est désormais appelé le Royaume-Uni. Ce dernier ne sera modifié par la suite que par les luttes de libération du peuple irlandais au cours du 19e et du 20e siècle.
L’Angleterre, qui avait rejoint à reculons la Commission européenne (CCE), soit l’ancêtre de l’UE, en 1973, l’a finalement quitté près de 50 ans plus tard. L’ambivalence de la bourgeoisie britannique par rapport à l’Union européenne a prévalu tout au long de l’aventure CCE-UE. Le refus d’adopter l’euro comme monnaie nationale au Royaume-Uni en témoigne. Mais il aura fallu près de 4 ans de négociations houleuses et de manœuvres pour que le pays reprenne définitivement ses billes. En effet, c’est en juin 2016 que le retrait a été annoncé à la suite d’un référendum lors duquel 17,4 millions de personnes ont voté en sa faveur, ce qui représentait 52% des voix. Ce référendum, annoncé en février 2016, faisait lui-même suite à plusieurs années de campagnes publiques et d’offensives publicitaires telles que celle du « Peoples pledges ». David Cameron, qui a été à la tête du Parti conservateur à partir de 2005 et qui a été premier ministre du pays de 2010 à 2016, aura terminé sa carrière politique en se cassant les dents sur le Brexit. C’est Theresa May qui lui a succédé et elle s’y est elle aussi brûlé les doigts. En juin 2017, une élection générale s’est tenue et les conservateurs en sont ressortis minoritaires au parlement. Au départ, le Brexit était censé avoir lieu le 29 mars 2019. Il a été reporté deux fois, soit au 31 octobre 2019 puis au 31 janvier 2020, après que les accords négociés par l’ancienne première ministre aient été rejetés par le parlement. Au troisième rejet, Theresa May a démissionné. Une autre élection générale s’est tenue le 12 décembre 2019. Boris Johnson, ancien maire de Londres (de 2008 à 2016) et partisan de longue date du Brexit, s’est désormais retrouvé à la tête du parti conservateur en remportant la majorité des voix au scrutin. Finalement, l’accord proposé a été ratifié le 23 janvier 2020 par le Royaume-Uni et le 30 janvier 2020 par l’Union européenne. Les questions du paiement des dettes réciproques, des frontières nationales et des tarifs douaniers, des mécanismes légaux et juridiques qui subsisteront, de la frontière entre le nord et le sud de l’Irlande, de la circulation des voyageurs et de la force de travail étaient au cœur de cette période de négociations ponctuée de rebondissements.
L’unification économique de l’Europe : origine et base historique de l’Union européenne
Il faut savoir que l’Union européenne repose avant toutes choses sur le processus d’unification économique des pays capitalistes d’Europe. Ce processus consiste en une forme d’alliance économique pour faire face à la concurrence étrangère. Cette alliance est devenue un objectif tangible en réponse à un nombre de paramètres nouveaux au sortir de la Deuxième Guerre mondiale : la destruction et la ruine de l’Europe, la montée en puissance de l’impérialisme américain avec sa domination financière à travers le Plan Marshall, l’existence du socialisme réel avec des industries et une économie imposante, et les luttes de libération nationale dans les colonies européenne (Vietnam, Algérie, Égypte, canal de Suez, etc.). Autrement dit, l’isolement des anciennes grandes puissances européennes, désormais affaiblies dans la nouvelle configuration mondiale, s’annonçait désavantageuse. La période de reconstruction de l’Europe stimulant les deux grandes industries que sont le charbon et l’acier a posé la base des premiers traités industriels qui formeront l’ancêtre de l’UE.
Cette unification économique s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui et a caractérisé la deuxième moitié du 20e siècle de l’autre côté de l’Atlantique. Au cœur de ce mouvement se trouvent deux grands processus : 1) la création d’un marché européen unique et les alliances douanières; 2) la création de l’euro et l’intégration monétaire à la zone euro. Ce sont ces processus qui constituent l’épine dorsale de l’UE. Ils sont à la base de la coalition européenne; ils relient et organisent sa production et son économie. C’est à travers ces processus que l’exportation et l’importation de marchandises ainsi que l’exportation de capitaux a cours en Europe, traçant ainsi les contours généraux de l’affrontement et de l’alliance économique entre les différents pays capitalistes européens. Sur ces processus se développent aussi, dans la superstructure, les institutions politiques et juridiques de l’UE telles que le parlement européen.
Ce processus d’unification et d’alliance économique de l’Europe est passé par un certain nombre d’étapes et de formes transitoires : la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA, 1951 traité de Paris) suivie de peu par la Communauté économique européenne (CEE, 1957). Les 6 pays qui en sont les fondateurs sont la Belgique, la France, l’Allemagne, l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas. Au fil des années, d’autres pays y ont fait leur entrée : le Royaume-Uni (1973), la Grèce (1981), le Portugal et l’Espagne (1986), pour ne donner que quelques exemples. L’UE a été formellement créée sous sa forme actuelle en 1993 avec le traité de Maastricht. S’y sont joints, suite à l’éclatement du bloc de l’Est, une partie des anciennes républiques populaires : la Hongrie, la République de Chypre, la République Tchèque, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la République de Malte, la Pologne, la Slovaquie et la Slovénie en 2004; la Bulgarie, la Roumanie et la Croatie en 2007. L’adoption de l’euro en 1999 et son entrée en vigueur en 2001 a été l’événement majeur de l’histoire de l’UE. Aujourd’hui l’UE rassemble 447 millions de personnes répandues dans 27 pays dont les plus populeux sont la France (67 M), l’Allemagne (83 M), l’Italie (60 M) et l’Espagne (47 M).
Il faut savoir que la zone euro, c’est-à-dire les pays ayant adopté l’euro comme monnaie, ne regroupe que 19 pays sur les 27 pays membres de l’UE. Mis à part le Royaume-Uni, les pays qui n’ont pas adopté l’euro n’ont pu le faire pour la simple et bonne raison… que cela leur a été refusé! Pour ces pays prévalent tous les désavantages de l’UE (entrée massive de capitaux étrangers sur leurs territoires) sans l’avantage de l’euro (une plus grande stabilité de la monnaie). L’UE a su rapatrier ces pays sous son égide en faisant du chantage économique. Les économies capitalistes qui ne bénéficient pas de l’euro viennent pour l’essentiel de la vague d’adhésion des anciens pays du bloc de l’Est. La Bulgarie et la Croatie ont soumis leur application pour l’euro, mais sont toujours en attente d’une décision de la commission. La république Tchèque, la Hongrie et la Roumanie se sont vues octroyer le droit de passer à la conversion lorsque les critères de redressement économique draconiens que la commission leur a fixés seront atteints. La bourgeoisie nationale de ces pays se voit ainsi forcée de liquider beaucoup d’acquis au détriment des classes laborieuses pour tenter d’accéder à l’euro et d’obtenir de meilleurs taux de conversion.
La création d’un marché européen unique à travers des alliances douanières constitue l’autre grand processus au cœur de l’union économique de l’Europe. Ce phénomène génère énormément de confusion. C’est que l’Union européenne n’est ni un simple traité de libre-échange sous la forme la plus répandue ni un nouveau et authentique marché national interne. Penser le contraire mène à des conclusions erronées, non-marxistes. La création de l’Union européenne n’a pas été la création d’une nation unique ou encore l’émergence d’un processus historique supplantant l’ancienne forme des États-nations, bien au contraire. Au sein de l’UE, le cadre de la révolution demeure national; l’accumulation de capital conserve un cadre national; le centre des décisions impérialistes est piloté par la bourgeoisie nationale de chaque pays; les États-nations demeurent essentiellement inchangés; et l’État moderne demeure l’expression des intérêts monopolistes nationaux. La force de l’histoire (notamment le déclin des anciens empires européens déjà prégnant au début du 20e siècle) a tout simplement poussé un certains nombre de pays à se regrouper. Au final, l’UE n’est pas une forme qualitativement différente aux autres formes d’alliances déjà connues telles que les accords de libre-échange, les pactes de non-agression et de solidarité militaire, les regroupements politiques internationaux, etc.
Le Brexit : de nouveaux débouchés et alliances pour le capital britannique
Rappelons que le Royaume-Uni n’a jamais adopté l’euro et qu’il a toujours été ambivalent face à la proposition d’unifier l’Europe pour affronter la concurrence internationale. C’est qu’historiquement, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, l’Angleterre occupait une position particulière en Europe, position encore enviable malgré la nouvelle conjoncture mondiale (notamment en raison de ses colonies et du Commonwealth). De même, l’Angleterre avait déjà tissé plus de liens économiques avec les États-Unis que les autres pays d’Europe. Durant les dernières décennies, si l’Angleterre a lorgné du côté de l’UE et a accepté de la rejoindre, c’est qu’elle avait intérêt à injecter massivement des capitaux dans de nouveaux marchés, soit ceux des anciens pays du bloc de l’Est. Aujourd’hui, les questions des frontières et des tarifs douaniers ainsi que l’imposant paiement exigé pour adhérer à l’UE ont eu raison de la présence du Royaume-Uni dans le regroupement. La possibilité pour le Royaume-Uni de continuer à faire des échanges avec l’UE comme le font la Chine et les États-Unis a encouragé son retrait. Plus encore, la possibilité pour le Royaume-Uni d’adopter des accords de libre-échange avec les États-Unis directement a fortement pesé dans la balance.
Des questions restent en suspens : quels secteurs de la bourgeoisie britannique sont la force motrice de la nouvelle tactique économique? Pourquoi la France et l’Allemagne voient encore dans l’unité économique de l’Europe une tactique à conserver? Comment se terminera la période de transition? Contentons-nous ici d’affirmer que pour répondre à ces interrogations, il ne faut pas analyser superficiellement le Brexit et l’Union européenne en examinant seulement leurs aspects super-structurels (le parlement européen, les idées et les motivations des citoyens britanniques qui ont voté pour le Brexit, etc.). Il faut analyser les forces matérielles dans la production, le commerce, la finance et l’économie britannique qui ont poussé à la réalisation de la sortie de l’Union européenne par le Royaume-Uni.