La fin de la préférence régionale dans la construction : une offensive orchestrée par la bourgeoisie
L’offensive récente des capitalistes visant à abolir la « préférence régionale » se doit d’être analysée avec intérêt. La « préférence régionale », aussi appelée priorité locale d’embauche, a été établie dans les années 1970 dans l’industrie de la construction au Québec afin de protéger les emplois des ouvriers habitant dans les régions éloignées des grands centres. Elle régule l’embauche en obligeant les entrepreneurs arrivant dans une région donnée à recruter localement une partie de leur main d’œuvre. Bien que cette mesure n’est pas une forme parfaite, suffisante en elle-même, elle demeure, dans la société et dans les rapports de force tels qu’ils existent actuellement, une forme à défendre. Il est vrai que la préférence régionale est appelée à se transformer sous le socialisme. Il n’en demeure pas moins que si elle disparaissait maintenant, au profit d’une forme capitaliste complètement décomplexée et dans laquelle les employeurs étaient libérés de toutes contraintes, il s’agirait assurément d’un recul pour les ouvriers de la construction.
L’ACQ mène la charge contre les ouvriers de la construction
Le 9 août dernier, en invoquant le droit à la vie privée contenu dans l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés et dans l’article 5 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne, le juge Raymond Gagnon du Tribunal administratif du travail (TAT) a décidé que la capacité d’un travailleur à gagner sa vie ne peut dépendre de son lieu de résidence et que la priorité régionale d’embauche est inconstitutionnelle parce qu’elle brimerait la liberté des individus d’habiter à l’endroit qu’ils choisissent. Le jugement rend ainsi invalides et inopérants les articles 35 et 38 du Règlement sur l’embauche et la mobilité des salariés dans l’industrie de la construction, qui définissent la priorité locale d’embauche. La décision est présentement suspendue jusqu’au renouvellement des conventions collectives dans le secteur, lesquelles expirent le 30 avril 2021.
C’est l’Association de la construction du Québec (ACQ) – l’association principale des capitalistes dans la construction – qui a fait la requête pour faire invalider les deux articles. Pour justifier une telle demande, l’ACQ a livré, sans même chercher à s’en cacher, un véritable réquisitoire bourgeois. Selon les capitalistes de la construction, les articles 35 et 38 entraînent des coûts supplémentaires et extravagants pour les employeurs. Aussi, selon eux, ces articles sont inefficaces d’un point de vue économique, y compris du point de vue du développement économique régional (!). Soyons clairs : ce ne sont pas des travailleurs « lésés » par les articles 35 et 38 qui ont fait une requête au TAT en invoquant leur droit à la vie privée, mais bien un regroupement de capitalistes passant à l’offensive pour modifier à l’avantage des employeurs les paramètres de la vente et de l’achat de la force de travail des ouvriers de la construction, en permettant une plus grande liberté pour embaucher et exploiter ces derniers.
La réplique des syndicats
La FTQ-Construction et le Conseil provincial du Québec des métiers de la construction (l’Inter) ont déposé le 26 août dernier une contestation judiciaire de la décision rendue par le juge Raymond Gagnon, en plaidant que les articles 35 et 38, en accordant une priorité locale d’embauche, garantissent la liberté des travailleurs d’habiter et de travailler dans la région de leur choix et que leur invalidation forcerait des ouvriers à travailler en dehors de leur région d’origine. Voici ce qu’a déclaré à ce propos le directeur général de la FTQ-Construction, Éric Boisjoly : « La priorité régionale d’embauche est une composante essentielle de l’équilibre de notre industrie. Elle permet à nos travailleuses et travailleurs de bénéficier et de participer à l’activité économique de leur région et de ne pas avoir à s’éloigner de leurs proches pour gagner leur vie. Cette décision va à l’encontre de tous les principes de conciliation travail-famille si importants à nos yeux et obligera plusieurs de nos membres dans les régions les plus éloignées à s’exiler ou à abandonner l’industrie. »
Le 10 septembre, c’est la CSN-Construction qui a déposé un pourvoi en contrôle judiciaire pour contester la décision du juge Gagnon. Par la même occasion, le syndicat a réclamé à nouveau la tenue d’une consultation de l’ensemble des travailleurs de l’industrie sur l’enjeu de la mobilité de la main-d’œuvre. Le syndicat entend faire de cette question un enjeu prioritaire en vue de la prochaine ronde de négociations avec les patrons de la construction. Finalement, le 15 septembre, la CSN-Construction a proposé un recours commun des cinq organisations syndicales de la construction. Il reste à voir si ce « front commun » des syndicats de la construction va réellement prendre forme.
De son côté, le Syndicat québécois de la construction (SQC) a dénoncé publiquement la décision du juge, affirmant que celle-ci « vient mettre en péril la sécurité d’emploi pour les salariés domiciliés en région plus éloignée », sans toutefois entreprendre des démarches judiciaires pour le moment. Le syndicat a également affirmé que « des actions concrètes seront assurément initiées rapidement pour protéger tous les travailleurs et travailleuses touchés par ce jugement inadmissible ».
Comme on peut le voir, la position des syndicats de la construction est claire : tous défendent sans ambiguïté la préférence régionale et considèrent inadmissible la décision du TAT. Les syndicats ont raison de riposter ainsi contre les attaques des capitalistes. Les ouvriers de la construction doivent se défendre par tous les moyens qu’ils jugeront nécessaires d’employer. Étant donné la suspension du jugement, il est probable que la résolution du problème n’ait pas lieu avant le renouvellement des conventions collectives, mais cela ne signifie pas qu’il faille rester les bras croisés jusque-là, bien au contraire.
Les particularités de l’industrie de la construction
De par sa nature même, l’industrie de la construction ne permet pas à tous les travailleurs de ce secteur d’être liés de manière permanente à un employeur unique. Il a donc fallu historiquement trouver une manière de faire en sorte qu’une espèce de permanence d’emploi soit reconnue. Aujourd’hui, pour travailler sur un chantier, il faut avoir des cartes de métiers et faire partie d’un bassin lié à son métier (les journaliers sont aussi soumis à la règle du bassin). La préférence régionale fait en sorte que le donneur d’ouvrage qui arrive dans une région donnée doit embaucher prioritairement des travailleurs résidant dans la région en question, hormis quelques travailleurs–clés qu’il peut amener avec lui. S’il ne trouve pas suffisamment d’employés convenables dans la région, il peut piger ailleurs, mais doit alors payer les primes et autres dépenses d’éloignement.
Dans le passé, un gros problème était que des employeurs et des employés s’entendaient officieusement pour bénéficier ensemble des primes d’éloignement. Dans certaines régions cependant, les syndicats et les employés étaient plus « by the book » et se plaignaient des employeurs et des employés des autres régions qui ne jouaient pas franc-jeu, ce qui, de fait, favorisait les employeurs. La préférence régionale réduit ce recours aux primes et autres dépenses d’éloignement.
Dans l’industrie de la construction, il existe une multitude de rapports informels de fidélisation et de clientélisme entre certains employeurs et certains employés. De tels rapports existaient également entre les syndicats et les employés quand subsistait le placement syndical. Le placement syndical, si tous les syndicats avaient collaboré ensemble, aurait pu représenter un outil collectif intéressant pour garantir de bonnes conditions de travail aux ouvriers. Il a malheureusement plutôt favorisé le maraudage et la division au détriment de la mission de syndicats, qui est de défendre les droits des travailleurs et des travailleuses. L’abolition de la préférence régionale pourrait renforcer les rapports de fidélisation avec les employeurs et favoriser les ententes cachées, ce qui contribuerait à accentuer les divisions entre travailleurs.
L’embauche et le placement sous le socialisme
Sous le socialisme, la société sera débarrassée des capitalistes. Il y aura un véritable système de placement contrôlé par les ouvriers, qui respectera l’ancienneté et qui cherchera à donner du travail à tout le monde, tout en tenant compte de la distance entre l’employé et le chantier. Les travailleurs n’auront plus à s’adonner à des tractations avec des donneurs d’ouvrage crapuleux qui essaient de profiter de la situation. Dans les faits, les employeurs seront surtout des entreprises d’État, des coopératives ou d’autres formes d’entreprises favorisant une démocratie ouvrière au travail.
La planification économique fera en sorte qu’il y aura le plein emploi dans chaque région. Elle organisera l’appariement entre les besoins en main-d’œuvre d’une part et les qualifications des travailleurs d’autre part, et elle permettra aux travailleurs de se former et se recycler dans d’autres secteurs sans pertes de revenu. Les formations seront payées à plein salaire. La plupart des droits liés à l’ancienneté dans un métier pourront être transférés en cas de changement d’emploi.
Si, sous le capitalisme, les conventions syndicales comportent des rigidités quant à l’affectation des ressources humaines, c’est qu’il faut s’assurer que les travailleurs puissent avoir des conditions de travail convenables. Il s’agit d’empêcher les capitalistes d’utiliser la non-permanence des chantiers pour accentuer l’exploitation des travailleurs de ce secteur, lesquels ont le droit comme les autres d’avoir des revenus annuels convenables et cela, pendant plusieurs années.
Une bataille qui devra être suivie avec attention
Selon le juge Raymond Gagnon, qui s’appuie sur les « experts » de l’ACQ, les conditions du marché du travail auraient changé, ce qui rendraient caducs les articles 35 et 38. Pour le moment, il y a de l’emploi et il y a des besoins en construction. Mais qui dit qu’il n’y aura pas de récession bientôt, que cette récession ne sera pas majeure et qu’elle ne contribuera pas à un ralentissement important dans le secteur de la construction? Dans un tel contexte, la fin de la préférence régionale pourrait exacerber les divisions entre travailleurs de régions et d’affiliations syndicales différentes. Les changements ponctuels sur le marché du travail n’ont pas aboli le système capitaliste et la manière particulière dont fonctionne le milieu de la construction.
Il se peut très bien que la réalité infirme les constats du jugement. Malheureusement, cela sera au prix de divisions exacerbées entre travailleurs. La préférence régionale, en soi, n’est pas un principe absolu à défendre : il faut l’estimer dans le contexte actuel où la solidarité de classe n’est pas à son meilleur. En pratique, son abolition vient renforcer l’offensive patronale qui se déroule depuis quelques décennies dans le domaine de la construction et il s’agit d’une attaque contre la classe ouvrière.
Appuyons les revendications légitimes des ouvriers de la construction!
Dénonçons l’offensive des capitalistes!
Luttons pour la planification de l’économie par les travailleurs et pour l’emploi rationnel de la force de travail disponible, c’est-à-dire pour le socialisme!