Résidences pour aînés : l’exploitation à la sauce québécoise

Depuis le mois de mai, une quinzaine de résidences privées ou centres d’hébergement pour personnes âgées ont été touchées par des grèves sporadiques. Les grévistes, parmi lesquelles on compte surtout des préposées et du personnel de cuisine et d’entretien, sont membres du Syndicat québécois des employées et employés de service (SQEES-FTQ). Elles et ils exigent un salaire minimum de 15$ l’heure à l’embauche et une augmentation de 1$ l’heure pour les trois prochaines années de leurs conventions collectives.

Les salaires dans les résidences privées sont connus pour être parmi les plus faibles du secteur de la santé et des services sociaux, avec ceux que l’on retrouve dans les ressources intermédiaires et les entreprises dites « d’économie sociale » offrant des services à domicile. Il n’est pas rare que des préposées responsables de l’aide à l’hygiène et à l’alimentation, à qui l’on confie aussi parfois l’administration des médicaments, voire des soins invasifs, soient payées aussi peu que 13$ ou 14$ l’heure alors que dans le secteur public, ça varie entre 19,50$ et 21,50$, ce qui en soi est déjà très peu. Les jobs de préposées en résidence sont majoritairement occupés par des femmes, dont bon nombre d’origine immigrante ou faisant partie de minorités culturelles. Mais de quoi parle-t-on au juste quand il est question des résidences privées pour aînés?

Le Québec, « société distincte »

L’existence d’un vaste réseau de résidences privées certifiées par le ministère de la Santé et des Services sociaux est une particularité toute québécoise. Selon les plus récentes données publiées par la Société canadienne d’hypothèques et de logement, la proportion de personnes de 75 ans et plus vivant en résidence y est de 18,4%, de loin la plus élevée au Canada. Dans les autres provinces, le taux d’attraction des résidences n’est en effet que de 6,1%.

On dénombre actuellement près de 1 800 résidences reconnues comme telles à l’échelle de la province, qui offrent au total quelque 120 000 unités locatives (chambres ou logements). L’explosion de ce secteur au cours des 20 dernières années ne tient pas qu’à l’augmentation du nombre de personnes âgées parmi la population québécoise. Sa croissance est venue de pair avec la diminution des places d’hébergement disponibles dans le secteur public et l’insuffisance des services de soutien à domicile offerts par le réseau de la santé et des services sociaux.

Depuis la tenue du sommet économique du gouvernement péquiste sur le « déficit zéro » en 1996, une centaine d’entreprises d’économie sociale sont venues combler en partie les trous de service créés par le désengagement de l’État en matière de soutien à domicile. Plusieurs entreprises à but lucratif y ont également vu de nouvelles opportunités d’affaires. Les conditions de travail que l’on connaît dans ces entreprises sont largement inférieures à celles qui prévalent dans le secteur public – c’est d’ailleurs une des raisons, sinon la principale, pour laquelle l’État a encouragé leur développement.

Quant aux résidences privées pour aînés, ce sont d’abord, en principe, des lieux d’habitation; les personnes qui y vivent signent d’ailleurs un bail de logement. Cela les distingue des lieux d’hébergement que sont les ressources intermédiaires (privées) et les CHSLD (publics ou privés); là, il n’y a pas de bail et les établissements du réseau y dirigent les usagers en fonction du niveau de services dont ils ont besoin et de la disponibilité des places. Nous disons « en principe » car avec le temps, les résidences ont été amenées à élargir de plus en plus la gamme des services offerts, si bien que la frontière entre logement et hébergement y est de plus en plus ténue.

L’accroissement de l’offre de services payants des résidences a été fortement encouragée par l’État. Le crédit d’impôt pour maintien à domicile des aînés, dont la première mouture a été introduite en l’en 2000, a été conçu expressément pour favoriser le secteur des résidences. Les modalités de ce programme accordent en effet une aide plus importante aux contribuables qui habitent en résidence, pour leur permettre de payer les loyers faramineux souvent exigés par leurs gros propriétaires. Il faut d’ailleurs lire les petits caractères des publicités de certaines résidences qui annoncent un studio « à partir de 1 400$ par mois » avec une note précisant que ce montant tient compte du crédit d’impôt, le loyer réel inscrit au bail étant plutôt de 1 600$ ou 1 700$…

Avec le transfert des services d’assistance personnelle et de certains soins infirmiers du réseau public vers les résidences, l’État a été amené à resserrer les normes d’exploitation de ces dernières, entraînant en même temps une hausse de leurs dépenses d’opération. Cela a donc créé une pression à la hausse sur les loyers et une pression à la baisse sur les salaires. Plusieurs petites résidences, qui avaient été créées par des entrepreneurs individuels – dont certaines appartenant à des salariés ou ex-salariés du secteur public pour qui il s’agissait d’un projet de retraite – ont été incapables de poursuivre leurs opérations. De fait, depuis 2013-2014, ce ne sont pas moins de 549 résidences qui ont fermé leurs portes.

La fermeture d’un si grand nombre de résidences ne veut toutefois pas dire que le nombre de logements ou de chambres a diminué; au contraire, il a continué et continue à augmenter, bon an mal an. Seulement, le marché est concentré de plus en plus entre les mains de quelques gros joueurs, qui exploitent de grandes résidences en milieu urbain. Parmi eux, cinq grands groupes sont responsables de plus du tiers des unités locatives disponibles :

• Au 29e rang du palmarès des 500 plus grandes entreprises québécoises, le Groupe Sélection, dont le siège social est à Laval, emploie plus de 5 000 salariés et compte au-delà de 50 complexes en développement, en construction et en opération, pour un total de 13 000 unités locatives.

• Un autre fleuron du Québec inc., Cogir Immobilier assure la gestion de 170 propriétés au Québec, en Ontario et aux États-Unis, dont 20 000 logements et un réseau d’une cinquantaine de résidences pour aînés, pour un total de 11 000 unités. 3 500 personnes y travaillent.

• Le Groupe Savoie, mieux connu sous le nom des Résidences Soleil, se présente comme une « entreprise familiale » possédant 14 résidences où travaillent près de 2 000 salariés. L’entreprise occupe le 74e rang au palmarès des 500 plus grandes entreprises québécoises. La fortune personnelle de son propriétaire, Eddy Savoie, est évaluée à plus d’1,5 milliard de dollars. Pour illustrer le modèle d’affaires de ce « grand visionnaire », rappelons l’affaire du café des Résidences Soleil, comme le Syndicat des Teamsters l’a appelée : en 2015, après que le syndicat eut déposé – et réglé – un grief pour forcer Savoie à payer la prime d’assurance-vie d’1,50$ par semaine qu’il refusait d’honorer même si elle était prévue à la convention collective, les salariés ont reçu un mémo de l’entreprise leur annonçant qu’ils devaient dorénavant payer leur café lors des pauses… On voit de quel bois se chauffent ces héros du grand capital!

• Après avoir ouvert une première résidence en 2004, le Groupe Maurice en exploite maintenant plus d’une trentaine. En juin dernier, l’entreprise, qui demeurera néanmoins responsable des opérations, a été avalée par une des plus importantes fiducies d’investissement immobilier au monde, Ventas, qui est aussi le deuxième plus grand propriétaire de résidences aux États-Unis. Au moment de la transaction, les actifs du Groupe Maurice étaient évalués à 2,4 milliards $.

• Enfin, le dernier de la bande des Cinq, mais non le moindre, est Chartwell. Entreprise cotée en bourse dont le siège à Mississauga en Ontario, Chartwell détient près de 200 résidences totalisant 25 000 unités en Colombie-Britannique, en Alberta, en Ontario et au Québec.

Pour ces gros joueurs, le marché des résidences est encore en pleine croissance, alors qu’on anticipe un potentiel de 100 000 nouvelles unités dans les 15 prochaines années.

Des prolétaires siphonnés de tous bords tous côtés

Le modus operandi des grands capitalistes du secteur des résidences, qui leur assure un rendement plus qu’alléchant, repose, on l’a vu, sur une série de facteurs, dont les bas coûts de la main-d’œuvre ne sont certes pas le moindre. Pendant que la majorité des personnes âgées sont condamnées à s’appauvrir au fur et à mesure où elles vieillissent alors qu’elles doivent financer elles-mêmes une part de plus en plus grande des soins et services dont elles ont besoin, le phénomène du vieillissement devient une occasion additionnelle de profits pour le grand capital.

Les locataires paient cher pour être logés dans ces résidences et y obtenir les services que requiert leur condition. Si certaines, comme celles du groupe Sunrise où les loyers atteignent les 5 000$ à 7 000$ par mois (!), sont de toute évidence réservées à une minorité de riches, la majorité des résidences accueillent des personnes ayant travaillé une bonne partie de leur vie, qui disposent d’un fonds de retraite ou ont réussi à accumuler un petit pécule. Le souhait de plusieurs de pouvoir éventuellement léguer ce patrimoine à leurs proches s’évapore au fur et à mesure où elles le voient fondre et aboutir dans les poches des propriétaires de résidences. Et encore, certaines doivent se battre pour faire valoir leurs droits, comme on l’a vu récemment dans une résidence Chartwell à Québec où des locataires ont dû se rendre jusqu’à la Régie du logement pour faire annuler une hausse de loyer injustifiée!

Et tout ça se fait avec du personnel payé tout juste au-dessus du salaire minimum.

Globalement, le secteur des résidences privées pour aînés est encore peu syndiqué. La Fédération de la santé et des services sociaux (CSN) représente environ 1 500 travailleurs et travailleuses en résidences ou en centres d’hébergement privés. L’an dernier, elle a entamé une négociation coordonnée pour obtenir un salaire d’entrée à 15$, non seulement pour les préposées mais pour tous les types d’emploi, incluant le personnel de cuisine et d’entretien. Au terme de quelques grèves sporadiques, les travailleurs et travailleuses ont obtenu gain de cause à certains endroits.

Cette année, c’est au tour du Syndicat québécois des employées et employés de service (SQEES-FTQ) d’emboîter le pas. Il y a aussi le syndicat des Teamsters qui représente des salariés de quelques résidences, dont cinq du Groupe Savoie où il y a eu une grève en juillet 2018. En Ontario, c’est plutôt Unifor qui organise les travailleurs et travailleuses des résidences Chartwell. Comme le veut le droit du travail bourgeois, chaque résidence où le personnel est syndiqué a sa propre convention collective. Et en cas de grève, les syndicats sont assujettis à la loi sur les services essentiels, qui en limite considérablement l’impact.

Actuellement, le mouvement amorcé par le SQEES-FTQ se poursuit. Après trois jours de grève à la fin mai qui ont impliqué un millier de travailleuses et travailleurs dans 11 résidences et CHSLD privés, une dizaine de résidences ont été touchées par une grève d’une semaine à la mi-juillet. Cette bataille est juste et mérite l’appui de l’ensemble du mouvement ouvrier.

Même si formellement, il s’agit d’entreprises privées et non publiques, on doit considérer les salariés des résidences privées pour aînés comme faisant partie du 6e des 10 grands groupes du prolétariat, soit celui des employés dans les services publics. Dans les faits, même si elles conservent certaines caractéristiques qui les apparentent à des locateurs de logements, ces résidences apparaissent de plus en plus comme un prolongement ou un appendice du réseau public. Certaines ont d’ailleurs des contrats de sous-traitant en bonne et due forme avec les établissements du réseau, et toutes répondent à des normes contraignantes qui encadrent leurs activités, y compris celles de type clinique.

Même si les salariés des résidences sont peu syndiqués, s’ils travaillent pour des entreprises distinctes et bénéficient de conditions aucunement équivalentes à celles qui prévalent dans le secteur public, les prolétaires employés dans les services publics ont tout intérêt à reconnaître leurs camarades des résidences comme faisant partie des leurs. La stratégie des négociations coordonnées mise de l’avant à la FSSS-CSN et au SQEES-FTQ est certes un pas en avant pour mettre au premier plan les intérêts communs des salariés des résidences. Mais ce serait à l’avantage de tous et toutes s’il y avait unité et coordination entre l’ensemble des employés des services publics, que l’employeur soit étatique ou officiellement « privé ».

Ce serait aussi un bon moyen pour que l’on commence à se reconnaître comme faisant partie d’une même grande classe – celle des prolétaires, de ceux et celles qui, bien qu’ayant des conditions de travail et d’existence différentes, participent au même procès de travail qui fait fonctionner la société telle que nous la connaissons.