L’escapade hors de la réalité de la Fédération des femmes du Québec

Lors d’une assemblée tenue à la fin de l’année 2018, les militantes de la FFQ étaient conviées à une assemblée convoquée dans le but de discuter et adopter des résolutions sur le sujet de la prostitution. Notamment, le comité dirigeant de la FFQ avait à cet effet déposé une proposition visant à prendre acte du « choix fait par certaines femmes de travailler dans l’industrie du sexe ». Par cette proposition, le comité directeur voulait selon ses dires « reconnaître l’agentivité des femmes dans l’industrie du sexe, incluant le consentement à leurs activités ». Après un débat difficile, les quelque 150 membres présentes ont voté majoritairement en faveur de la proposition, après l’avoir légèrement modifiée.

Parmi les supportrices de la proposition du comité directeur de la FFQ on retrouvait notamment le groupe Stella, groupe qui milite en faveur du travail du sexe, et dont une des responsables s’est dite très satisfaite de la position adoptée qui reconnaît « notre agentivité et le besoin de lutter pour nos droits humains ». Parmi les opposantes à la proposition du comité directeur on retrouvait nommément des représentantes de la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES), qui à l’opposé de Stella milite pour mettre fin à la prostitution.

Selon la « présidente » de la FFQ, Gabrielle Bouchard,  les amendements apportés à la proposition initiale auraient permis de « rassembler les membres autour d’une position commune ». En fait, la réalité est que malgré les amendements, il est évident que les propositions adoptées, outre quelques ajouts cosmétiques, reflètent pour l’essentiel les thèses pro « travail du sexe ». Ce qui explique d’ailleurs le départ annoncé de plusieurs des militantes qui luttent contre l’exploitation sexuelle.

En tant que communistes révolutionnaires, et en tant que partisans et partisanes du féminisme prolétarien nous sommes critiques du rôle joué par des organisations telles que la FFQ. Toutefois, ce qui est intéressant dans les événements qui se sont déroulés l’automne denier, c’est qu’ils révèlent la nocivité de l’orientation mise de l’avant par la direction de la FFQ sous le règne de Bouchard, orientation qui selon nous va mener la FFQ à s’enliser encore plus dans la gangue postmoderne. Reste maintenant à examiner les arguments qui ont favorisé la décomposition de la FFQ.

Le travail du sexe, un travail comme les autres?

Comme nous l’avons souligné, le point de vue qui l’a emporté sur la question de la prostitution avait pour origine le comité directeur de la FFQ qui entendait, à partir d’une analyse reposant sur la notion d’intersectionnalité, procéder à une réévaluation de la question de la prostitution, ici rebaptisée « travail du sexe » au nom de la lutte contre la marginalisation des personnes prostituées et au nom de libre arbitre, c’est-à-dire la capacité pour une personne de rationnellement et librement s’adonner à l’activité de la prostitution.

Cette façon de comprendre le phénomène de la prostitution, non pas comme phénomène social, mais plutôt à partir du vécu des individus est une approche qui a pour effet que les outils de référence et les barèmes utilisés pour comprendre la prostitution sont désormais calqués sur les réalités des femmes marginalisées. C’est une conception qui repose pour l’essentiel sur une appréciation subjective des trajectoires individuelles des personnes directement impliquées dans la prostitution. Dans les faits, il s’agit d’une façon d’aborder les choses qui mène à la fragmentation de la réalité et qui fait perdre de vue que la prostitution s’inscrit dans un système où se rencontrent une multitude d’autres facteurs sociaux présents dans la société, nommément les rapports sociaux dominants du capitalisme.

Une fois les rapports sociaux commodément évacués en faveur du vécu des personnes, entre alors en scène la notion d’intersectionnalité. Pour faire simple, l’intersectionnalité est un outil d’analyse de la domination qui propose une nouvelle compréhension des rapports de pouvoir. Selon la perspective de l’intersectionnalité politique, il s’agit avant tout de lutter contre la tendance à uniformiser les disparités internes qui traversent le mouvement féministe en prenant en considération les vécus, les discours, des personnes dans l’ombre des sujets politiques qui sont érigés en catégorie formelle, par exemple lutter contre la catégorie « les femmes » qui est considérée comme une construction des femmes blanches éduquées des pays riches. Lorsque transposé au problème de la prostitution, l’argument veut que l’on rejette la catégorie « prostituées » en s’intéressant aux prostituées en tant qu’individues, chacune ayant son propre vécu, sa propre trajectoire.

Maintenant, l’orientation à donner à la notion d’intersectionnalité est objet de débats pour le féminisme petit-bourgeois contemporain, c’est-à-dire que différentes façons de comprendre et d’utiliser l’intersectionnalité s’affrontent. Cela dit, on peut séparer les conceptions à propos de l’intersectionnalité en deux grandes tendances: la première a pour origine le féminisme noir et s’adresse au problème de l’imbrication des discriminations auquel font face des segments de la population, par exemple le fait d’être femme et immigrée. L’idée ici est de ne pas s’en tenir aux analyses sectorielles mais de constater la dynamique des rapports sociaux. Par exemple, la violence faite aux femmes s’inscrit dans des rapports complexes où se croisent des questions de classes sociales et de sexe; la seconde perspective quant à elle ajoute certains développements conceptuels qui sont empruntés à la super star des bobos gauchistes, Michel Foucault, aux idées mises de l’avant par le féminisme noir. Selon cette lecture de l’intersectionnalité, il faut chercher à identifier les personnes les plus marginalisées et en faire le « sujet » central de la lutte, ce qui permettrait alors de pallier aux effets d’invisibilisation des « identités intersectionnelles ». Autrement dit, ce qui est central n’est pas la condition réelle vécue par la majorité des prostituées, mais plutôt la réalité vécue des secteurs les plus marginalisés des personnes prostituées. C’est l’option qui a été adopté par la direction de la FFQ.

Quelles sont les conséquences qui découlent de l’adoption du point de vue FFQiste : premièrement, derrière une phraséologie en apparence radicale se cache une conception outrancièrement libérale du libre arbitre des personnes et de la réalité des rapports interindividuels; deuxièmement, l’expérience individuelle des secteurs les plus marginalisés est érigée en cadre de référence au détriment de l’analyse méthodique des faits. Plus particulièrement, le phénomène social que représente la prostitution est abordé à partir d’une compréhension réductrice et tronquée du phénomène de la prostitution, qui semble plus emprunter au film « Pretty woman » qu’à la difficile analyse des rapports sociaux dans lesquels la prostitution s’inscrit. Mis ensemble, il en découle un mouvement nocif de légitimation et de banalisation de la prostitution et, dans le cas de la FFQ, une « escapade hors de la réalité ». Examinons de plus près cette escapade dans le monde postmoderne.

Le libre arbitre et la prostitution

Contre le discours abolitionniste qui prétend (ce qui est parfaitement juste) que les personnes prostituées sont des victimes du système économique et social en général et de l’industrie du sexe en particulier, le discours pro travail du sexe propose de dé marginaliser la prostitution en distinguant la prostitution libre et la prostitution forcée, distinction qui selon lui démontrerait l’erreur des positions abolitionnistes.

Cette distinction s’accompagne généralement d’arguments pro travail du sexe mis de l’avant pour considérer que la prostitution est un travail comme les autres, c’est-à-dire: 1) qui peut être volontairement choisi; 2) est l’équivalent d’un travail dans les services. Le seul problème à faire de la prostitution un métier comme un autre étant que: 3) l’encadrement juridique de la prostitution viole l’exercice du libre arbitre; 4) l’emploi de termes comme « prostitution » et « prostituées » sont discriminatoires et marginalisent les personnes.

Que faut-il penser de ces arguments? Premier constat, la position « travail du sexe » élimine toute l’analyse structurelle de la prostitution pour ensuite adopter une approche typiquement libérale, c’est-à-dire contractuelle des rapports sociaux, approche selon laquelle la prostitution est conçue non pas comme une forme de dégradation des personnes mais plutôt comme une activité marchande pour laquelle une personne rend disponible « un service » à des « consommateurs » intéressés à se prévaloir de ce service. Conçu de cette manière, le travail du sexe devient alors une entreprise « légitime » qui repose sur « l’autonomie des personnes », qui décident « volontairement » de s’adonner à un travail « comme les autres », mais pour lequel subsiste une « stigmatisation » dans la société.

Définir la prostitution à partir de la présence ou non d’une contrainte est manifestement une façon erronée d’aborder le problème de la prostitution. En effet, c’est une façon expéditive de ne pas traiter des principaux faits matériels qui favorisent et entretiennent la prostitution: son rôle sous le capitalisme; son rapport au marché; son rapport au crime organisé; les effets de la prostitution sur les individus.

Selon le discours pro travail du sexe, il est en principe possible pour une personne de librement choisir d’exercer le travail de prostituée. Toutefois, puisque la prostitution est un travail qui est dévalorisé, il faut selon ce discours lutter principalement pour faire reconnaître ce travail, notamment en luttant contre la stigmatisation de la prostitution et des prostituées. Pour ce faire, on se propose d’écouter les personnes prostituées et leur restituer la parole.

Il est patent que le discours du travail du sexe est loin du compte. De fait, il faudrait plutôt parler ici d’un déni de parole. En effet, la parole qui est mise de l’avant par le discours du travail du sexe est une parole formatée sur mesure pour servir de pitch de vente afin de banaliser la prostitution en procédant à la valorisation d’exemples où les personnes vivent bien leur condition de « prostituées ». Or, la parole « majoritaire », si on prend le temps de l’écouter dit toute autre chose. La très grande majorité des récits de personnes prostituées proviennent de femmes d’origine prolétarienne et vont dans le sens de démontrer le caractère anti prolétarien et nocif de la prostitution pour les personnes. En conséquence, en tant que communistes révolutionnaires, nous devons considérer que la position pro travail du sexe est une attaque contre les femmes prolétaires touchées quotidiennement par l’exploitation économique et sexuelle, ce qui nous amène donc à adopter une position abolitionniste.

Adopter une position abolitionniste a pour conséquence de nous séparer d’une certaine frange de la gauche qui est ouvertement en faveur du travail du sexe. Selon nous, l’engouement des secteurs petit-bourgeois en faveur du travail du sexe découle de deux facteurs principaux : 1) l’engouement pour les théories postmodernes; 2) une conception non matérialiste qui tend à aborder les problèmes sociaux à partir d’un point de vue petit-bourgeois humaniste et libéral.

Cela dit, contre l’abolitionnisme, on peut toujours faire remarquer que certains des secteurs les plus conservateurs de la société mettent eux aussi de l’avant l’abolitionnisme, et ils le font à partir de considérations morales réactionnaires et dénigrantes. Il nous faut donc clarifier ce que nous entendons par abolitionnisme

Du coté de l’abolitionnisme

Bien que plus correcte sur le fond que la position en faveur du travail du sexe, la position abolitionniste la plus répandue comporte malgré tout des failles. En fait, il faut plutôt parler de positions abolitionnistes puisque l’abolitionnisme recouvre une multitude de points de vue distincts, chacun étant porté par des organisations qui ont leur propre agenda. Par exemple, certaines de ces organisations sont institutionnelles, donc elles relèvent de l’État, tandis que d’autres arborent un caractère populaire marqué. Le grand problème pour le point de vue abolitionniste est de surmonter son incapacité à réfléchir la question de la prostitution en dehors des cadres imposés par le capitalisme. Par conséquent, beaucoup des solutions qu’il met de l’avant pour l’instant sont des solutions réglementaires, juridiques, d’accompagnement, médicales, etc., qui demeurent dans le domaine de ce qui est acceptable pour le capitalisme.

Quant à nous, en tant que communistes révolutionnaires, nous ne pouvons adhérer complètement à cette forme d’abolitionnisme. Bien que nous endossions l’analyse globalement juste selon laquelle la prostitution n’est pas un travail comme un autre, nous nous opposons tout de même aux solutions avancées par l’abolitionnisme bourgeois et petit-bourgeois. Comme l’affirme un document du Front féministe prolétarien : « Ces solutions sont bourgeoises parce qu’elles visent à mettre un terme à l’exploitation sexuelle du corps des femmes par l’instauration de réformes législatives appliquées par les forces de l’ordre et appuyées par des politiciens bourgeois: la criminalisation des clients et des proxénètes. Pourtant, nous savons que le système judiciaire n’est qu’au service des capitalistes, que la police n’est nulle autre que le bras armé de la classe dominante et que nous vivons sous la dictature de la bourgeoisie. Nous savons que la collaboration de classes ne répond pas au besoin des femmes prolétariennes. Une fraction de la bourgeoisie a un intérêt direct dans le maintien du système prostitutionnel. Surtout, la bourgeoisie dans son ensemble a intérêt à ce que perdurent les conditions matérielles qui jettent une partie des femmes du prolétariat dans la prostitution. »

Les communistes et la prostitution

Le point de vue communiste révolutionnaire a comme point de départ de considérer la réalité matérielle de la prostitution en tant que phénomène social qui produit des effets sur les individus. Or, la prostitution a des effets dévastateurs pour les personnes, en particulier pour les femmes du prolétariat qui fournissent à la prostitution le gros de ses effectifs. Par ailleurs, les communistes ne critiquent pas les personnes prostituées, ni ne portent des jugements de valeur sur celles-ci; tout simplement, les communistes considèrent que réduire la prostituée à être un objet d’un marché conduit non pas à l’expression de son « agentivité », mais plutôt à son anéantissement comme sujet. Par conséquent, nous sommes amené-e-s en tant que communistes révolutionnaires à nous solidariser avec les femmes prostituées prolétariennes au même titre que les communistes se battent avec et pour les travailleurs et travailleuses, tout en dénonçant leur exploitation et leurs exploiteurs.

S’il demeure possible pour certaines personnes de librement participer à la prostitution, il n’en demeure pas moins que la relation marchande de la prostitution est loin d’être semblable à celle du travail en général. En effet, sous le capitalisme, capitalistes et prolétaires sont en principe égaux et par conséquent libres de contracter une entente. C’est le grand mythe de la « liberté contractuelle » et de « l’accord des volontés » que l’on enseigne dans les facultés du droit bourgeois. Toutefois, cette « égalité » découle des rapports sociaux réels qui prévalent dans la société, c’est-à-dire que bien que le prolétaire soit libre de travailler pour tel ou tel autre capitaliste, il n’en demeure pas moins qu’il n’a pas le choix (il est contraint) que de vendre sa force de travail à un capitaliste, le possesseur des moyens de production, pour assurer sa subsistance faute de lui-même posséder des moyens de production. Comme le souligne le FFPR: « La prostitution n’est pas la vente ordinaire de la force de travail; il ne s’agit pas de l’exploitation du travail d’une personne, mais de l’exploitation absolue d’une personne. La prostitution n’est pas la vente et la consommation de services sexuels: ce qui est vendu et consommé, c’est le rapport de domination direct sur une personne. C’est cette domination qui est la valeur d’usage de la marchandise-prostituée, tandis que pour le travail salarié en général, la domination est plutôt une condition qui permet l’exploitation de la force de travail. Ce que met en scène et en marché l’industrie du sexe, c’est non seulement les corps sexués, mais aussi, et surtout, la violence sexiste. La prostitution est l’expression la plus complète de cette violence. »

Ainsi donc, contrairement aux rapports sociaux capitalistes qui prévalent sur le marché et qui imposent au prolétariat l’obligation de vendre sa force de travail, la prostitution se construit à partir d’une mise en disponibilité de son corps pour autrui. Or, cette mise en disponibilité mène à la dégradation du « corps  marchandise », ce qui nécessairement induit une dégradation de la personne elle-même puisqu’il est impossible (sauf dans le monde postmoderne) de séparer l’individu de son corps, à moins de perdre le sens de la réalité, ce qui explique en partie l’emploi généralisé de substances toxiques.

En guise de conclusion

En tant que communiste, on ne peut faire autrement que de dénoncer le libéralisme de la position en faveur du travail du sexe qui invisibilise l’exploitation des femmes issues des couches les plus vulnérables du prolétariat par des bourgeois (principalement des hommes) qui tirent des profits faramineux de l’industrie du sexe. Et puisque la prostitution est aussi un phénomène international, nous devons en tant qu’internationalistes prendre en considération les effets de la prostitution dans les pays dominés, par exemple le tourisme sexuel, la traite des femmes et des enfants qui sont le lot des populations appauvries de ces pays.

De même, nous rejetons la perspective pro-travail du sexe tout comme nous rejetons les limites des positions abolitionnistes qui refusent de reconnaître la nécessité de faire la révolution communiste pour libérer pleinement les femmes prolétariennes. Tant que le capitalisme se maintiendra, il continuera à entretenir la pauvreté et l’oppression spécifique des femmes (ainsi que d’autres formes d’oppression spécifiques) dont se nourrit la prostitution. Pour abolir la prostitution, il faut par conséquent abolir les conditions matérielles qui l’engendrent. Selon notre perspective, seul le socialisme peut nous permettre de mettre fin définitivement à la prostitution et réorienter les personnes prostituées vers des occupations dignes et socialement utiles.