Mai 68 : au-delà de la révolte étudiante, la lutte ouvrière
On n’y échappe pas; que ce soit dans des journaux bourgeois ou bien dans des recueils, partout, l’intelligentsia petite-bourgeoise se remémore avec nostalgie les événements de Mai 68. Significativement, ce qui circule le plus dans ces textes et ouvrages dédiés aux événements, ce sont leurs récits à eux et elles, leurs belles photos, leurs souvenirs des barricades, etc. Bref, tout laisse à penser que Mai 68 a non seulement été un événement unique, mais surtout qu’il s’est agit d’un événement essentiellement inscrit dans le domaine de la contre-culture. Plus concrètement, Mai 68 aurait été porté par une jeunesse incomprise qui voulait, par sa révolte, s’imposer à la vieille société et par le fait même la changer. Selon cette interprétation des faits, l’ennemi, c’était la génération précédente. Or, bien que les événements de 68 correspondent pour une part à ce récit de la jeunesse mobilisée voulant changer le monde, il n’en demeure pas moins que Mai 68 a été préparé par les luttes ouvrières qui ont précédé les événements et marqué par celles qui les ont suivis par la suite.
Ainsi, ce qu’on oublie trop souvent de nos jours, c’est précisément tout ce qui est lié à la dimension prolétarienne de Mai 68, c’est-à-dire les récits des ouvriers et ouvrières ainsi que de leurs luttes. Or sans la classe ouvrière, notamment du fait de la place centrale qu’elle occupait en France à cette époque, Mai 68 aurait eu une ampleur bien moindre.
Changements dans la classe ouvrière
On l’oublie souvent, mais la jeunesse, avant d’être d’étudiante, est prolétarienne. L’éducation telle qu’on la connaît n’existe que depuis la fin des années 50. Or, à partir des années 60, ce sont 600 000 jeunes de seize à vingt-quatre ans qui entrent sur le marché du travail en France. Ce sont des milliers de nouveaux et de nouvelles prolétaires qui entrent dans les usines, dont une part de plus en plus grande de femmes ainsi que de personnes issues de l’immigration.
L’après-guerre est donc une période d’accélération de la salarisation de la société, à l’intérieur de laquelle le monde ouvrier occupe une place centrale. Cette centralité se manifeste dans le fait que la plupart des questions politiques et intellectuelles sur lesquelles chacunE est somméE de se prononcer à l’époque sont des questions liées au monde ouvrier. Plus encore, avec l’exode rural et l’immigration, la classe ouvrière connaît une croissance nette, mais change de composition. Ces changements viennent donc modifier l’univers ouvrier et seront au cœur des épisodes de lutte à venir.
De 1954 à 1975, la classe ouvrière connaît une croissance continue. En une vingtaine d’années, le nombre d’ouvriers et d’ouvrières passe de 33,8% de la population active à près de 38%. Cette croissance est alimentée par le transfert de l’artisanat vers le monde industriel et par le flux migratoire en provenance du basin méditerranéen (Algérie, Tunisie, Maroc.). L’immigration se prolétarise, la part ouvrière passant de 53% en 1972 pour atteindre 73% en 1975. En 68, près d’un ouvrier sur cinq était un-e immigrant-e.
Spécificité française, la grande entreprise de la région parisienne (notamment la grande entreprise automobile) recrute en masse dans l’immigration et lui fait occuper des postes d’ouvrierEs spécialiséEs (OS). Il ne faut pas confondre le statut d’ouvrier qualifié avec celui d’ouvrier spécialisé. Par ouvrier spécialisé, il faut entendre le fait de n’être spécialisé que dans une tâche, plus souvent qu’autrement une tâche simple. Ce sont par conséquent des emplois plus faiblement rémunérés que les emplois qualifiés. Or, entre 1954 et 1968, le nombre de ces ouvriers et ouvrières spécialiséEs double et finit par représenter plus de la moitié de la classe ouvrière (l’autre moitié étant composée par les ouvriers et ouvrières qualifiéEs).
À ce changement dans la composition de la classe ouvrière, il faut ajouter les conditions de vie des ouvrierEs. En effet, la réalité ouvrière est marquée par la pauvreté relative, la dépendance et l’insécurité. C’est ce qui explique que dès 1950, les conflits de travail vont prendre de plus en plus d’ampleur.
Une montée des luttes
La relance de la combativité ouvrière s’observe avec l’organisation croissante de journées nationales d’actions et par le déclenchement de conflits très durs : il y aura de tels conflits en 1949, 1950, 1953, 1955. Par exemple, en 1950, des conflits durs éclatent dans la métallurgie et la sidérurgie, notamment à Peugeot-Sochaux et chez Michelin. À l’été 53, les métallurgistes de la région de Givors séquestrent la direction de Fives-Lille et tiennent la police à distance pendant deux journées (1er et 2 septembre). En 1955, les ouvrierEs des chantiers de Saint-Nazaire font face à la police dans d’importants affrontements. La grève gagne ensuite la métallurgie de toute la région et provoque des affrontements violents. Entre 1966 et 1967, les grèves nationales et journées d’action se multiplient (17 mai 66 grève générale, 1er février 67 grève nationale, 9-14 octobre 67 semaine d’action). En 67, les syndicats de Rhodiceta, de Berliet, des Chantiers de l’Atlantique et de Sud-Aviation engagent des actions qui ne reculent pas devant la violence. Début 68, on assiste à un conflit très dur à Saviem où pendant une semaine les ouvriers et ouvrières multiplient les heurts avec la police.
Caractéristiques intéressantes, les grèves de la période 66 à 68 sont des grèves 1) qui se mènent en périphérie de Paris; 2) dans lesquelles les jeunes prolétaires sont actifs, se prononcent en faveur des mots d’ordre durs (grève illimitée) et ne refusent pas d’affronter physiquement la répression; 3) en réponse desquelles les patrons font toujours appel aux forces de l’ordre. À ces caractéristiques, il faut ajouter la présence de centaines de militants et militantes maoïstes venuEs s’établir en usine et qui vont jouer un rôle important durant les conflits ouvriers des années 70.
Mai 68 ouvrier
Lors des événements de 1968, les travailleurs et travailleuses ont été très actifs et actives alors qu’ils et elles ont déployé des actions qui sont inscrites dans la tradition de lutte du mouvement ouvrier. Plus encore, ce sursaut d’activité des ouvriers et ouvrières a été favorisé par les liens renouvelés entre le mouvement maoïste et la classe ouvrière.
Plus de 7 millions de salariéEs, dont la moitié est composée d’ouvriers et d’ouvrières, se mobilisent durant les mois de mai et juin 1968. Cela représente le tiers des 20,4 millions d’actifs et d’actives de l’époque et près de 50% de l’effectif total de la classe ouvrière.
Outre son caractère massif et son caractère national, le mouvement se singularise par son répertoire d’actions et notamment par les occupations d’usines, les séquestrations de cadres, les blocages et les affrontements avec la police. Par exemple, à Sochaux, dans la nuit du 10 au 11 juin 1968, les ouvrierEs et la police (les CRS) se livrent à de véritables combats. De plus, le mouvement de 68 est marqué par la solidarité ouvrière alors que les travailleurs et travailleuses des grosses usines viennent donner un coup de main à ceux et celles de plus petites usines. On constate aussi une bonne participation des ouvriers et ouvrières immigrantEs, malgré les menaces de se voir expulser du pays (246 « étrangerEs » feront l’objet d’arrêtés d’expulsions et 200 seront effectivement expulséEs).
Dans les suites de mai 68, le mouvement maoïste innove et propose aux travailleurs et travailleuses de nouvelles formes d’organisation de lutte qui laissent toute la place aux ouvriers et ouvrières les plus déterminéEs. Certaines de ces propositions sont répertoriées dans le Manuel maoïste au service des masses (disponible à la Maison Norman Bethune).
La poussée offensive ouvrière va se poursuivre dans l’après-mai 68 pour s’étendre aux années 70, s’élargissant aux périphéries du pays et se renouvelant par les luttes qui éclosent dans les pays voisins (en Italie avec le Mai Rampant, en Allemagne, en Espagne, etc.).
Déclin de la lutte ouvrière
Bien que les épisodes de lutte et les conflits se poursuivent au-delà des années 1975, il n’en demeure pas moins que progressivement, avec le déclin du mouvement communiste dans les principaux pays capitalistes, les grèves vont perdre leur caractère offensif et vont tendre de plus en plus à prendre un caractère défensif, visant à protéger l’emploi, l’usine, voir l’entreprise. En effet, malgré que le patronat et le gouvernement bourgeois aient ouvertement affronté en commun les ouvriers et les ouvrières, ces derniers et dernières n’ont pas eu les ressources suffisantes pour parvenir à réaliser leur unité et prendre conscience de leurs intérêts communs. Ce qu’il manquait à l’époque, c’était un authentique parti révolutionnaire ayant des membres partout dans la classe ouvrière et capable d’orienter les luttes ouvrières. Sans un tel parti capable de canaliser les meilleurs énergies de la classe ouvrière, des étudiants et étudiantes, des femmes, etc., il devenait difficile de transformer la résistance face à la dégradation de la situation sociale en un affrontement majeur et prolongé avec la bourgeoisie capitaliste.
50 ans après les barricades étudiantes, 50 ans après les occupations d’usines, les raisons de se révolter contre le capitalisme se sont multipliées. Plus que jamais, nous avons besoin du parti prolétarien révolutionnaire pour nous unir et pour que nous puissions affronter victorieusement la bourgeoisie qui nous exploite.
Que l’expérience accumulée par les ouvriers et ouvrières serve nos luttes à venir!
Avec le Parti communiste révolutionnaire, combattons pour le socialisme et nos revendications!